Les noms de personnages (personnes morales, civiques ou juridiques), sigles de groupements ou associations cités dans ce roman (à l'exclusion des amis du héros !) sont fictifs. Toutes similitudes ou ressemblances avec des personnes, sigles ou organismes qui pourraient exister ne seraient — malgré les apparences — que pures coïncidences ou fortuites, et résulteraient dès lors d'une interprétation erronée.
Sujet envers lequel l'auteur décline toutes responsabilités.
J. G.
CHAPITRE PREMIER
Quoi de plus paisible que d'entendre tintinnabuler sonnailles et clarines des chèvres et moutons lors de la transhumance ? Et quoi de plus rassurant, aussi, que le tintement plus grave des clochettes ballottant sous le cou des bovins ? Les citadins ne sont plus accoutumés au spectacle de ces troupeaux envahissant périodiquement les routes et chemins, cohortes accompagnées de bêlements et beuglements, d'aboiements de chiens courant ici et là pour « canaliser » les bêtes et veiller à ce qu'aucune n'aille se baguenauder dans un champ ou un jardin potager. Chantées par les félibres et poètes du terroir, ces troupeaux exhalaient aussi un puissant fumet dont de nombreux vestiges odoriférants balisaient l'itinéraire !
Vanek, caporal de son état, n'était pas un citadin. Enrôlé dans l'Armée Rouge, il avait vu le jour dans un kolkhoze de Karauzyak, en Ouzbékistan ; les moutons, les chèvres, les vaches et les veaux lui étaient donc aussi familiers que la vodka ou son Kalashnikov suspendu à son épaule, comme en ce moment où il montait la garde avec son camarade Yosip, devant la grande porte d'un hangar à missiles.
La nuit était claire et ni lui ni Yosip n'avaient bu une goutte de vodka. Et pourtant, ayant confronté leurs impressions, tous deux tombèrent d'accord : ce vacarme de sonnailles, ces beuglements et bêlements ne pouvaient les tromper : un important troupeau de vaches et de moutons se rapprochait. Mais ils avaient beau scruter la morne étendue plane de la base de missiles de Stannakh Khocho, sur la rive est de la rivière Olenëk, non loin de la baie du même nom, ils n'apercevaient pas le moindre mouton — même pas un agneau ! — et moins encore de bêtes à cornes !
Yosip — qui n'était pas un plouc comme ce bouseux de Vanek — émit une hypothèse témoignant de sa haute culture :
— La mer de Laptev, c'est pas loin... Est-ce que ce ne serait pas un troupeau de veaux marins ?
— Des veaux qui vont dans l'eau ?
— Evidemment, puisque ce sont des genres de phoques.
Tout plouc et bouseux qu'il fût, Vanek objecta :
— Des phoques avec des clochettes ? Et qui auraient rampé sur une vingtaine de kilomètres dans les terres pour venir brouter quelques touffes d'herbe ? Sans toucher aux clôtures électrifiées ?
Des bâtiments voisins — le P.C. de la base stratégique de ce secteur yakoute de la Sibérie septentrionale — sortirent bientôt des officiers et des hommes de troupe, intrigués, regardant alentour. Un capitaine marcha d'un pas décidé vers les deux factionnaires, non sans scruter l'horizon à droite et à gauche.
— Qu'est-ce que c'est, ce tintamarre ? Pourquoi n'avez-vous pas donné l'alarme ?
Vanek se mit au garde-à-vous, les jambes flageolantes devant cette question impliquant une menace de sanction :
— C'est... c'est rien, capitaine, Yosip dit que c'est des veaux marins... Y a pas de danger...
L'officier fronça les sourcils, portant son attention sur ledit Yosip :
— Des... QUOI ?
Yosip coula un regard lourd de reproche à son copain bidasse qui venait si traîtreusement de « cafter » et se prit à bégayer :
— C'est... Euh... j'ai lu qu'il y avait des phoques qu'on appelle des veaux marins, capitaine, et je pensais que, vu que la mer de Laptev est comme qui dirait pas trop loin...
L'officier secoua la tête, consterné par tant de naïveté et leva les yeux en écartant les bras avant de les laisser retomber :
— Des veaux marins ! Avec des clochettes ! Et pourquoi pas des vaches volantes et des... des... des... Oh ! pupu... Oh ! putain !
Vinrent ensuite des ordres gutturaux entrecoupés de beuglements qui ne devaient rien à la transhumance :
— Alerte générale ! L'ennemi est à nos portes ! Alerte ! Alerte !
Les bidasses tournaient en rond, ne sachant pas vers quelles portes se diriger, se bousculant, imitant l'officier et criant à qui mieux mieux : « Alerte ! Alerte générale ! Aux armes ! Fermez les portes ! ».
Vanek, qui avait suivi le regard de l'officier vers le ciel, tressaillit de tout son être en découvrant une chose démente, impensable, incroyable : à seulement quelques centaines de mètres au-dessus de la base, un grand triangle sombre dérivait mollement, bordé d'un liseré orange faiblement lumineux avec, aux angles, un halo orangé circulaire !
Et cette « chose » impensable et démente émettait des beuglements, des bêlements accompagnés de cloches qui tintinnabulaient gaiement !
La vision de la grosse Tyna (la cheftaine des trayeuses de vaches en son kolkhoze natal) dansant en tutu sur une corde à linge ne l'eût pas davantage stupéfié ! Vanek, n'écoutant que son courage, leva son Kalashnikov et vida son chargeur sur l'apparition.
Persuadés qu'il obéissait à un ordre, les autres militaires en firent autant, et des centaines de balles arrosèrent la « chose », sans dommage apparent. Sauf pour ceux qui, après ce tir vertical, reçurent les balles qui retombaient sans avoir fait mouche. Leur faible vélocité, fort heureusement, n'eut rien de meurtrier et se solda par quelques bosses. (Excepté cet imbécile de Yosip qui, les yeux au ciel, avait choisi ce moment-là pour bâiller à se décrocher la mâchoire !). Le triangle aux pointes orangées, lui, n'avait pas bougé d'un pouce. En revanche, il avait projeté une série de traits lumineux éblouissants qui percutèrent la plaine, illuminant fugitivement les silos à missiles.
— Arrêtez, connards ! hurla le capitaine. Tous à plat ventre ! Ils ont tiré sur les silos ! Les missiles vont exploser !
Avec un ensemble parfait, les bidasses mais aussi les officiers, avaient obtempéré à ce sage conseil et s'étaient jetés à terre, les mains sur la nuque, attendant avec anxiété le vacarme des premières explosions, appréhendant à chaque seconde le tressautement du sol sous leur corps.
Mais c'étaient eux qui tremblaient et non pas le sol. Rien ne se produisit : point d'explosion, point de déflagration, point de souffle meurtrier. Le calme, la sérénité... tandis que s'éloignait le triangle mystérieux et avec lui ses meuglements et bêlements ! Seuls troublaient le silence quelques borborygmes d'entrailles soumises à rude épreuve !
Vanek chuchota à son ami Yosip, qui frissonnait d'anxiété, allongé à ses côtés :
— Ils ont dû piquer des vaches et des moutons et maintenant, les salauds, ils se barrent ! Il s'est rien passé.
Trois fois rien, sinon qu'en faisant coulisser les énormes dalles de béton protégeant les silos, les techniciens durent constater que chaque missile à ogive nucléaire avait fondu, formant une masse de métal boursouflé, fumant, sans indice aucun de radioactivité ! De la bombe atomique logée dans leur nez, plus de trace ! Aucune victime, non plus, parmi le personnel de la base. Hormis un malheureux troufion surpris par les rafales des Kalashnikov et qui, dans sa précipitation, ouvrant à toute volée la porte de la chambrée, avait, en fuyant, accroché ses bretelles à la poignée et s'était vu brutalement ramené sur ladite porte alors transformée en assommoir !
Les agressions du mystérieux triangle ne se comptaient plus, en Union soviétique. Cette nuit-là, l'on pouvait suivre son itinéraire jalonné de lâches attentats : destruction de trois autres bases de missiles, d'une base de lancement de vaisseaux cosmiques (les rivets des tours de lancement ayant inexplicablement fondu, d'où écroulement des poutres, poutrelles et autres éléments de ces tours) ; vols scandaleux des réserves de rations alimentaires de cinq bases militaires sur la Baltique (pour la plus grande joie des populations affamées de divers villages afghans abritant les résistants en lutte contre l'oppresseur russe, lesdits résistants ayant trouvé à leur réveil cet énorme stock de vivres aux portes de leurs bourgades montagnardes).
Et pas la moindre hécatombe, sur le territoire de l'U.R.S.S. ; ces agressions, destructions et rapines n'avaient provoqué aucune effusion de sang !
Indécelable sur les écrans radar, le triangle orangé avait été pourtant, chaque fois, signalé après coup par les premiers postes agressés. Toutes ces données, intégrées dans les ordinateurs, permettaient de tracer sa ligne de vol : méandres irréguliers, orientés vers le sud-ouest, avec survol de la Pologne, de la République Démocratique allemande, de l'Allemagne Fédérale et de l'est de la France. Incroyables et cependant unanimes, les rapports mentionnaient invariablement ce bruit de sonnailles assorti de beuglements et bêlements !
Immédiatement alertés, les agents du K.G.B., camouflés en honnêtes fonctionnaires d'ambassades, consulats ou firmes commerciales soviétiques, établis en France, avaient à leur tour informé leurs apparatchiki : ceux du parti communiste, de la C.G.T. (Confédération des Grèves Tournantes, avec pour secrétaire général, Georges Kagansky), du P.C.F. (Parti Contestataire Français, secrétaire général Joseph Trottay) et de la G.D.F. (Gauche Dure de France, présidée par Amédée Letristouni).
Rapidement, les tavarichtchi français (si peu !) avaient répercuté les consignes aux responsables des cellules et autres militants serviles, tant à Paris qu'en province. Et c'est ainsi que, toutes affaires cessantes, les dévoués informateurs bénévoles (que n'eussent-ils point fait pour être agréables au Kremlin ?) se mettaient en campagne sur les hauteurs. L'esplanade de la basilique du Sacré-Cœur, la tour Eiffel, la tour Montparnasse à Paris, et autres éminences dans ou aux abords des villes et villages de la province.
Tout ému, un camarade syndiqué de Villeurbanne téléphona à sa cellule : à 9 heures du matin, il avait observé — et de nombreux badauds avec lui — un triangle aux pointes orangées qui évoluait en silence (point de vaches ni de moutons à bord, semblait-il). Venu du nord-est, il se dirigeait à haute altitude vers le sud-sud-ouest.
A 9 h 10, à Valence, d'autres observateurs le signalaient volant à un millier de mètres d'altitude seulement et se dirigeant vers l'ouest ou le sud-ouest. l'on perdait sa trace à la verticale de La Voulte-sur-Rhône avec, cette fois, un vol orienté plein ouest, vers l'Ardèche.
A l'intersection des routes départementales 122 et 578, proche du minuscule village ardéchois de Mézilhac et du col du même nom, se dressait l'hôtel Au Bon Saint-Bernard. Le nouveau propriétaire, Jean Juvé — la quarantaine, musclé, solide comme un roc, un léger accent méridional — était un homme-protée, au sens noble du terme. On lui devait déjà le lancement de trois radios locales (deux dans la région marseillaise, une à Mézilhac qui « arrosait » l'Ardèche), outre une firme V.P.C. (vente par correspondance) de plantes médicinales ; enfin création d'un laboratoire produisant des gélules, huiles essentielles, alcoolats et cosmétiques naturels.
Sans commune mesure avec les palaces des chaînes Hilton ou Sheraton, mais plutôt de dimension familiale, l'établissement de ce naturopathe et magnétothérapeute entretenait une vocation culturelle. Des groupes et associations y organisaient régulièrement des colloques, tables rondes et autres congrès restreints, généralement axés sur les médecines douces, alternant avec des séminaires de parapsychologie, de sciences avancées, voire d'Ufologie.
Ce matin-là, un épais brouillard noyait le paysage. Derrière la porte vitrée de son établissement, Jean Juvé cherchait à discerner, en vain, le col de Mézilhac qui, à 50 m, disparaissait dans la purée de pois. Soudain, deux phares trouèrent la grisaille : la fourgonnette de la gendarmerie, venant de la D 122, virait sur la droite et stoppait devant l'hôtel.
Le col de leur canadienne relevé, deux gendarmes quittèrent le véhicule, raclant leurs semelles enneigées sur le paillasson avant de pénétrer dans le hall et la salle de bar.
— Salut, la maréchaussée ! lança cordialement Jean Juvé. Vous les voulez à quoi, les glaces ? Au chocolat ou à la vanille ?
Claude, la blonde et charmante épouse de l'hôtelier, actionnait déjà le percolateur, bien certaine que la plaisanterie de son époux n'aurait aucun écho.
— A la vanille, mais avec beaucoup de café brûlant ! sourit le brigadier Allard, en frottant ses mains engourdies par le froid. Foutu temps ! Il y a des congères, au Crouset, à trois kilomètres, et le chasse-neige ne nettoiera pas le secteur avant une heure ou deux. Si vous avez des clients sur le point de partir, déconseillez-leur de prendre la route. Qu'ils attendent la fin de la matinée.
— A part un couple de personnes âgées venues faire une cure pour soigner leur arthrose, il n'y a que nous, répondit Juvé. Hier sont partis trente congressistes et nous n'aurons pas de séminaire avant quarante-huit heures.
Le brigadier et son subordonné burent avec une satisfaction évidente quelques gorgées de café et le « gradé » s'informa :
— Vous êtes sorti, il y a une demi-heure, vers neuf heures un quart ?
— Non. Le brouillard m'a fait renoncer à mon footing habituel. Pourquoi ?
— L'hélico de la Protection civile, par radio, nous a signalé une brève lueur, près d'ici. Ç'aurait pu être un incendie.
— Non, rien vu de pareil.
Le brigadier Allard coula un regard bizarre vers son interlocuteur :
— Vous venez de me dire que vous n'étiez pas sorti...
— Vous ne l'avez peut-être pas remarqué, brigadier, mais mon hôtel n'est pas un clapier, ni un poulailler ; il a des portes vitrées et des fenêtres ouvrant sur les quatre points cardinaux !
Un peu gêné de sa bévue, le brigadier toussota :
— Oui, je... j'avais remarqué. Bon, à bientôt, M. Juvé. Nous filons sur le Cheylard. J'espère que la route ne sera pas coupée par des congères.
A travers l'un des carreaux de la porte vitrée, l'hôtelier vit s'éloigner le véhicule de la gendarmerie sur la route départementale 578.
— Jean, pourquoi ne leur as-tu pas dit que tu étais sorti un moment, peu après neuf heures ?
— Voyons, Claude, en quoi une balade de dix minutes dans la neige, au nord du village, aurait pu intéresser le brigadier ?
— Ça, j'en sais rien, mais ce que je sais, en revanche, c'est qu'avant de sortir, tu étais tout pâle. Tu as quitté l'hôtel en hâte après avoir dévalé quatre à quatre les marches, du premier au rez-de-chaussée ! Comme si tu avais vu le diable, à l'étage !
Il haussa les épaules et taquina son épouse :
— Tu sais bien que si j'avais vu le diable, ou quoi que ce soit d'aussi étrange, mon premier soin aurait été de téléphoner à notre ami Gilles No...
Il ne put achever, resta la bouche ouverte, cillant violemment : la porte venait de s'ouvrir sur un homme de haute stature, engoncé dans une chaude canadienne, suivi par une jeune femme et plusieurs autres personnes.
— Non ! Je... je rêve ? balbutia le naturopathe en se précipitant. Gilles ! Tu ne me croiras pas mais j'allais prononcer ton nom et... Salut, Régine !
Les deux hommes échangèrent une solide poignée de main et Régine Véran ôta son foulard et sa toque de fourrure avant d'embrasser amicalement Jean Juvé et Claude, son épouse.
— Ben dis donc, c'est le jour des retrouvailles ! fit leur hôte en accueillant Daniel Huguet, Alain Le Kern et Gérard Ehret.
Derrière eux arrivaient trois jeunes femmes emmitouflées dans leur épaisse veste de fourrure ainsi qu'un homme blond, aussi grand et robuste que Gilles Novak, lequel fit les présentations :
— Voici nos amies Monique Augeix, artiste peintre, Hiroko Aïkawa, journaliste nippone, Elis-héva Kamenkova, biologiste russe et Jerry Fowler, industriel américain, venus avec nous passer deux ou trois jours chez toi pour se refaire une santé.
Jean Juvé considéra tour à tour ces jeunes femmes resplendissantes, cet Américain, style demi de mêlée, et ses amis de longue date, avant de s'apitoyer :
— Je comprends, vous avez tous les traits tirés, vous mourez de faim et vous n'avez plus la force de mettre un pied l'un devant l'autre ! Des épaves, quoi. Et vous êtes tellement maigres que vous ne pesez rien. C'est bien simple, Claude et moi n'avons même pas entendu vos trois voitures arriver, fit-il en désignant du menton leurs véhicules stoppés devant l'hôtel. Pas trop pénible, la route, pour venir d'Aubenas jusqu'ici ?
— Non. Nous avons roulé lentement, répondit Régine, d'un ton détaché.
— Pas de problème d'amortisseurs ?
— Aucun, Jean, pourquoi ? s'étonna l'hypnotiseur Daniel Huguet.
— Ma foi, comme d'énormes congères bloquent la route à trois kilomètres d'ici, j'en conclus que vos bagnoles ont dû faire un grand bond pour les franchir ! En retombant, les amortisseurs auraient pu déguster. Mais je vois qu'ils sont solides. Et pas la moindre couche de neige sur les capots ; presque pas de neige non plus sur vos roues.
Le géomancien Alain Le Kern intervint :
— Nous n'allions pas arriver chez toi avec des voitures couvertes de boue et de neige ! Claude, si méticuleuse, n'aurait guère aimé ça !
La jeune femme soupire, l'air pincé :
— Quand vous aurez fini de vous foutre de nous, pensez à vous asseoir pour boire un bon café !
D'autorité, Jean Juvé entraîna ses visiteurs vers le salon et en referma la porte tandis qu'ils s'installaient sur les fauteuils et les banquettes.
Le naturopathe considéra plus attentivement le directeur de la revue L.E.M. (L'Etrange et le Mystérieux dans le Monde... et ailleurs) avant de maugréer :
— Une sacrée chance que vous ne soyez pas arrivés dix minutes plus tôt : les gendarmes sont venus boire un café et nous ont signalé que la route d'Aubenas était coupée par des congères ! Si en débarquant vous m'aviez annoncé avoir emprunté cette route, vous auriez eu l'air malin et les gendarmes se seraient montrés curieux devant une telle énormité !
— Rassure-toi, Jean, nous avons sagement attendu le départ du brigadier Allard et du gendarme Chabert avant de... stopper devant chez toi.
Juvé releva un sourcil :
— Tu connais leur nom ?
— C'est fou le nombre de gens que connaît Gilles, interjeta incidemment Régine.
— Soit, soupira leur hôte. Après tout, je ne veux pas me montrer indiscret : j'ai déjà oublié les invraisemblances criardes de vos... déclarations. Vous êtes les bienvenus et, pour ne pas vous mettre dans l'embarras par des questions insidieuses, parlons de nos bons souvenirs. Rappelle-toi, Gilles, les « Nuités de l'Etrange » que vous avez animées, dans le Midi, sur l'antenne de Radio Saint-Bernard, toi, Régine, Alain Le Kern, Daniel Huguet et Gérard Ehret. Et les nuités O.V.N.I.-Parapsychologie avec l'I.M.S.A., le C.E.O.F. ([1]) en compagnie de René Voarino, Jean-Louis Forest et vos correspondants étrangers, en direct avec nous : Antonio Ribera en Espagne, Richard Glenn à Montréal et Irène Granchi à Rio de Janeiro. Nous n'arrivions plus à répondre aux centaines d'appels des auditeurs !
— Ce n'est évidemment pas sur les antennes des radios officielles et moins encore à la télévision que de telles émissions auraient été possibles, abonda le directeur de la revue L.E.M. Il n'est pas douteux que le jour où une chaîne privée aura l'intelligence et le courage de réunir des spécialistes de la parapsychologie et de l'Ufologie, son standard sera rapidement saturé. A la condition, bien sûr, d'exclure les comiques rationalistes, les psycho-sociologues du G.E.P.A.N. ([2]), ramenant tout à des fantasmes ou à des « créations mentales ! »
« Mais j'attends toujours le directeur des programmes d'une chaîne télé pour me donner carte blanche afin de monter le plus extraordinaire talk
show jamais réalisé en ce domaine ! Et cela changerait un peu les téléspectateurs des débilités que leur offre trop souvent le petit écran ([3]) ! »
Voyant sourire la Japonaise Hiroko Aïkawa, la Russe Elishéva Kamenkova et l'Américain Jerry Fowler, le naturopathe se montra satisfait :
— Je suis heureux que vous compreniez le français...
La biologiste soviétique précisa :
— Tous, ici, nous parlons couramment plusieurs langues, entre autres l'anglais et le russe.
— Tous ? Vous... Tu veux dire aussi Gilles, Régine, Daniel, Gérard et Alain ? Pourtant, je les connais suffisamment bien pour être sûr qu'ils ne parlaient pas un traître mot de russe ! Du moins, il y a quelques mois.
— Nous apprenons vite, avoua modestement Gérard Ehret, de sa voix douce, pince-sans-rire.
Le journaliste estima venue la minute de vérité... ou presque !
— Nous nous connaissons en effet depuis des années, Jean, et avons toujours eu la plus totale estime, la plus entière confiance les uns envers les autres. Aussi, je n'exigerai pas ta parole d'honneur de garder secret ce que nous allons de dévoiler. Tu n'as pas été dupe de nos explications vaseuses et tu as parfaitement compris que nos voitures n'avaient pas pu emprunter la départementale 578 bloquée par la neige. Nous avons tout juste parcouru une centaine de mètres et... C'est bien volontiers que nous
participerons à l'une de tes prochaines émissions. Merci, Claude...
L'épouse de l'hôtelier venait de paraître avec un plateau chargé de tasses fumantes : le journaliste avait donc très opportunément fait diversion. Discrète, la jeune femme ressortit aussitôt, laissant son époux comploter avec ses amis !
Jean Juvé scruta le visage de Gilles Novak et hasarda :
— Et avant de rouler sur seulement cent mètres, vos voitures étaient bien à l'abri dans... Non, c'est impossible et j'allais dire une énorme bêtise.
— Assurément moins énorme que ce que tu as aperçu, ce matin, peu après neuf heures, en jetant un coup d'oeil par la fenêtre de ta chambre, au premier étage, débita tranquillement le journaliste.
Le naturopathe reposa sa tasse, incrédule :
— Comment peux-tu savoir ça ? Si ma chambre n'était pas au premier étage, je pourrais supposer que tu as regardé par sa fenêtre !
— On se serait pas permis, fit vertueusement Daniel Huguet.
— D'autant que nous disposions d'un système de télévisionneur direct nous permettant, à distance, de t'observer, mon cher Jean, confia Gilles Novak. Nous avons attendu le départ des gendarmes puis, à bord de nos voitures, nous avons été téléportés à moins de cent mètres de chez toi.
Juvé parcourut des yeux ses amis et maugréa :
— Ça va, vous me faites marcher ! D'accord, j'avoue avoir effectivement, ce matin, observé un étrange O.V.N.I. triangulaire avec, à ses pointes, un feu de position orangé, assez peu visible à travers la brume qui se levait. Mais de là à admettre que voussoyez copains avec les extraterrestres et que ceux-ci aient téléporté vos bagnoles, je dis : je veux voir !
L'artiste peintre toulousain se leva tranquillement, promena ses doigts sur le gros ceinturon caché jusque-là sous son épais pull-over et, aussitôt, elle quitta le sol, s'éleva lentement, flottant immobile au milieu du salon ! Elle profita de sa position « privilégiée » pour, de l'index, faire tournoyer le lustre pendu au plafond.
— Oh ! merde ! balbutia Jean Juvé, en oubliant de refermer sa bouche.
Nul n'avait entendu s'ouvrir la porte du salon, poussée par un vieux monsieur aux cheveux blancs qui s'apprêtait à s'effacer pour laisser entrer son épouse. Le vieux couple, souffrant d'arthrose, suivait une cure au Bon Saint-Bernard ! Le brave homme, le souffle coupé, accompagna des yeux la lente descente de cette belle jeune femme blonde, qui flottait jusque-là vers le plafond !
Une main sur le cœur, titubant, il prit sa femme à témoin et bégaya :
— Tu as vu, Marguerite ? Est-ce que tu as bien vu comme moi ?
La vieille dame, un tantinet revêche, leva les yeux vers le plafond, vit le lustre osciller puis haussa les épaules, poussant son mari pour entrer dans la pièce :
— C'est encore ta tension qui fait des siennes, Hector ! Tu rêves éveillé, maintenant... Bonjour à tous, fit-elle à l'assistance avant de s'adresser à Jean : Monsieur Juvé, vous préparez pour mon mari un sachet de plantes médicinales afin de traiter son hypertension. Voilà qu'il a des hallucinations, à présent.
Et se tournant vers « l'halluciné », elle questionna :
— Et que prétends-tu avoir vu, Hector ?
L'infortuné Hector dévisageait Monique Augeix, sagement assise et affichant un sourire angélique.
— Hector !
Il tressaillit à ce rappel à l'ordre, s'empressa de regarder ailleurs et se laissa choir lourdement auprès de sa femme en répondant :
— J'ai... Euh... J'ai cru voir monter... Euh... voler...
— Il n'y a pas de voleur, ici, trancha la vieille dame, acariâtre. Ce soir, au heu d'un grog, tu boiras une camomille ! Deux cafés avec une goutte de lait, s'il vous plaît, commandat-elle.
Daniel Huguet se pencha et du coin des lèvres chuchota à l'hôtelier :
— Tu devrais fermer la bouche, ça va faire des courants d'air !
Médusé, il obéit, tandis que l'artiste peintre, avec un parfait sérieux, remarquait :
— J'adore cette région ardéchoise ; l'air y est si léger qu'on a parfois l'impression de pouvoir flotter !
L'acariâtre curiste eut un petit bruit de gorge avant de répliquer :
— C'est pas comme mon mari : il a beau en emplir ses poumons, l'air ne l'empêche pas de se flanquer par terre en glissant sur la neige dure !
Excédé par ce verbiage acerbe, Gilles Novak baissa la tête, semblant contempler ses bottes fourrées puis il se concentra pour formuler mentalement cette requête :
— Frère Shorung-N'Taal, nous devons encore certaines révélations à notre ami. Voudrais-tu influencer le psychisme de ce couple de personnes âgées pour qu'elles se hâtent de boire leur café et déguerpissent ? Et, si tu veux bien, agis sur cette pimbêche qui ne cesse pas d'assommer son mari — assurément un homme paisible — avec ses jérémiades acides !
— Je m'y emploie sur-le-champ, Frère Novak... Ah ! une chose encore : ne laisse pas davantage ton ami Juvé sur les charbons ardents. Il est tout à fait mûr pour recevoir tes confidences et ne vous trahira pas, ainsi d'ailleurs que tu en étais certain. Bien, je m'occupe de... (bref « silence mental » puis) : Oui, le mot me revient : de l'emmerdeuse !
L'on vit alors cette dernière et son mari avaler d'un trait ce qui restait de leur café, se lever, gagner hâtivement le hall et enfiler leur manteau fourré avant de sortir, humant l'air froid puis s'éloignant sur la route à petits pas.
Marguerite, éprouvant une inexplicable bouffée de tendresse pour son époux, lui avait pris le bras :
— Croise bien ton cache-nez, mon chéri. Et ne marche pas si vite !
Il s'arrêta, regarda sa femme, étonné :
— D'ordinaire, c'est moi qui te demande de ralentir le pas... Excuse-moi, ma chérie, mais je... j'ai l'impression d'avoir rajeuni !
— Moi aussi ! Et il y avait si longtemps que je ne t'appelais plus « mon chéri » ! J'ai... j'avais un sale caractère et...
Hector l'embrassa sur le front, la pressa contre lui, ému :
— Le mien n'était peut-être pas meilleur et je... j'avais fini par me renfermer dans ma coquille, te laissant me houspiller.
— Je te demande pardon, Hector chéri.
Et le vieux couple se remit en marche, un peu moins voûté, d'un pas plus assuré, sans réaliser l'étrange changement qui s'opérait en lui...
Pas très loin de là, drapé dans sa tunique verte, penché sur l'écran d'un télévisionneur, Shorung-N'Taal — ce Vahoun aux fabuleux pouvoirs, né sur un monde gravitant autour de l'étoile Cassiopée — ébaucha un sourire de satisfaction.
Impitoyables pour leurs ennemis, luttant contre le crime et l'oppression, exécutant la canaille, les Chevaliers de Lumière, en revanche, dispensaient le bien à ceux qui le méritaient, fidèles à ce que l'on disait de leurs ancêtres, les Chevaliers de l'Ordre du Temple : Des lions en guerre, des agneaux en paix...
CHAPITRE II
La lévitation de Monique Augeix ne devait rien à la magie, mais cette démonstration avait laissé Jean Juvé littéralement muet de stupeur. Comment aurait-il pu savoir que l'artiste peintre, à l'instar de ses sœurs et frères du Commando Alpha, dissimulait sous son épais pull-over de laine un ceinturon dégraviteur-propulseur ? Même en subodorant chez eux un fantastique secret (pourquoi pas un contact avec des intelligences du dehors ?) il n'aurait pu envisager leur appartenance à l'Ordre des Chevaliers de Lumière, ces « Rambo du Cosmos » dont le monde entier suivait les exploits depuis maintenant près de deux années ?
Et quels exploits ! La délivrance de milliers de Zeks, ces malheureux « criminels » condamnée aux goulags par le Kremlin, « coupables » d'être juifs ou déviationnistes, hostiles à l'oppression bolchevik ! L'anéantissement de bases aéronavales ou sous-marines sur les côtes septentrionales de Russie. La destruction du siège du K.G.B. et de la sinistre prison de la Loubyanka, à Moscou. L'exécution sommaire — mais juste — d'innombrables tortionnaires et terroristes ([4]). Enfin, la nuit écoulée, le sabotage des silos à missiles et autres bases soviétiques menaçant l'Occident.
Jean Juvé ignorait tout cela, mais « l'élévation » de la blonde Toulousaine en état d'apesanteur, l'aveu de Gilles Novak selon lequel leurs voitures avaient été téléportées, l'étrange départ précipité du vieux couple de curistes, le plongeaient dans une perplexité grandissante. Et ce fut avec un regard nouveau qu'il observa tour à tour ses hôtes pour s'attarder sur le journaliste :
— Gilles, j'ai l'impression que ces diverses démonstrations « irrationnelles » sont une mise à l'épreuve, pour moi. Tu sais pourtant combien nous sommes proches et à quel point notre communion d'esprit est étroite. Douterais-tu soudain de ma sincérité et de ma discrétion ?
— Si cela était, nous ne serions pas là, le détrompa-t-il. Peux-tu te libérer pour la journée et nous accompagner ?
Sans avoir besoin d'autres précisions, Jean Juvé enfila sa veste de mouton retourné, se coiffa d'un bonnet de laine et suivit ses amis, prenant place dans la voiture du journaliste qui démarra, escortée par celles de Daniel Huguet et d'Alain Le Kern. Sur la départementale 102, à la sortie du village, ils croisèrent le vieux couple de curistes, Hector et Marguerite, marchant d'un bon pas, le nez rouge de froid, un bon sourire aux lèvres, qui agitèrent la main pour saluer, au côté du conducteur, l'hôtelier-naturopathe.
— Ben, dis donc, plaisanta celui-ci, c'est la première fois que je la vois sans son masque revêche et au bras de son mari ! On dirait des amoureux!... Roule encore deux cents mètres, jusqu'à la grande ferme. On la distingue à peine, à cause du brouillard.
— Tu as l'air de savoir où nous allons ? feignit de s'étonner Régine.
— Je ne le sais pas positivement, mais je m'en doute. Par beau temps, il aurait été préférable de prendre la départementale 578, un peu plus bas, mais elle est davantage fréquentée que celle-ci et je suppose que vous ne tenez pas à trop vous... exposer à la curiosité des « indigènes » ! Encore qu'avec ce temps, il n'y a pas grand monde dehors.
Les voitures venaient de s'arrêter et l'hôtelier s'apprêtait à ouvrir la portière mais Gilles conseilla :
— Pas tout de suite, Jean. Indique-nous l'endroit où tu as observé cet engin triangulaire, ce matin ?
— Là-bas, à un peu plus d'un kilomètre, vers le nord-nord-ouest, sur les pentes du Taférond. Un coin de forêt sauvage formant une vallée appelée « la Pradale » où poussent les plantes que j'utilise pour mes préparations. Trop de brouillard, vous ne verrez rien.
Il tourna la tête vers le journaliste, ajouta :
— Avec cette neige, ce ne sera pas facile de descendre dans la vallée pour aller voir les traces que l'engin a pu laisser en se posant.
Les voitures à l'arrêt, maintenant enveloppées de brume, furent un instant faiblement agitées et le naturopathe s'étonna :
— Tiens ! Le vent se lève. S'il continue de souffler aussi fort, il chassera le brouillard et nous pourrons peut-être voir l'engin. Tu...
Il s'interrompit et éprouva une curieuse sensation de vide subit au creux de l'estomac, puis il sursauta : une lumière orangée, maintenant, parvenait de l'extérieur à travers le pare-brise et les vitres embuées. Gilles Novak ouvrit la portière, imité par ses passagers et Jean, interdit, prit pied non pas sur la couche de neige mais sur une sorte de grille métallique ressemblant à un caillebotis.
Il promena autour de lui un regard hébété et découvrit les deux autres voitures dans ce hangar aux parois de métal qui rayonnaient cette clarté bizarre. Un portillon rectangulaire coulissa, livrant passage à un homme en tunique verte, grand et chauve, la peau bistre (mais peut-être était-ce là un effet de cet éclairage inusité ?), avec ses yeux légèrement étirés vers les tempes. Curieux aussi, ce nez camus donnant à son visage un angle facial inhabituel.
— Sois le bienvenu à bord du C. D. L. 9, ami Juvé.
L'homme chauve n'avait pas remué les lèvres et pourtant, ses « paroles », Jean les avait distinctement perçues. Il cilla, pâlit et parcourut des yeux ses amis qui, eux, paraissaient s'amuser de son désarroi.
— Je te présente le Frère Shorung-N'Taal, originaire d'une planète du système solaire de Cassiopée, déclara Gilles. C'est un Vahoun, un être doué de fantastiques pouvoirs mentaux.
Juvé balbutia, les yeux ronds :
— Mer... merci de votre... de ton accueil, ami Shorung-N'Taal... Je... j'ai du mal à me convaincre de la réalité de cette rencontre... C.D.L. 9, cela veut dire quoi ? Le...
Il s'éclaircit la voix, très ému soudain, pour reprendre :
— Oui, j'ai du mal à réaliser, mais je crois bien avoir compris : ce sigle doit signifier... Chevaliers de Lumière !
Et d'apostropher le journaliste, d'un ton faussement bourru pour masquer sa violente émotion :
— Tu es un beau salaud de m'avoir mené en bateau et...
— Je ne t'ai pas mené en bateau, rit-il, mais emmené à bord du l'aviso N° 9. Nos voitures ont été téléportées dans sa soute et ce léger balancement que tu as éprouvé ne provenait pas du vent !
— Mais... Bon sang, Gilles, te rends-tu compte de ce que tu as fait en me procurant cette expérience extraordinaire et en me révélant votre appartenance aux Chevaliers de Lumière ? Cette aventure faramineuse va bouleverser ma vie et me laisser un regret... un véritable déchirement ! Je ne serai plus pareil à ce que j'étais... Désormais, je penserai sans cesse à vous, à vous tous, en éprouvant une nostalgie infinie !
— Pourquoi ? Tu es fâché ? ironisa Alain Le Kern. Tu as l'intention de ne plus nous revoir ?
Le Vahoun sourit et posa sa main sur l'épaule de l'hôtelier :
— Tes amis te taquinent, Jean, et s'ils t'ont conduit jusqu'ici, c'est parce qu'ils voient déjà en toi un Frère, un futur Chevalier de Lumière. J'ai sondé ton psychisme, ce matin, et lu dans ton cœur à quel point la confiance de Gilles était bien placée en décidant de se découvrir à toi. Informé de mon analyse, le Vénérable Maître Commandeur de notre Ordre nous a autorisés à t'accueillir à bord de cet aviso. Si tu acceptes notre cooptation, tu seras prochainement initié à bord du Nerkal, le vaisseau amiral que tes compatriotes — au sens planétaire du terme — ont pu observer avec des jumelles, sur son orbite géostationnaire.
Les yeux humides, la gorge nouée, Jean Juvé essaya de sourire :
— Tes pouvoirs d'introspection psychique ne t'auraient-ils pas permis de lire ma réponse, ami Shorung-N'Taal ?
— Bien sûr que si ! Tout comme mes frères vahouns, à bord du Nerkal, en ce moment même, peuvent la lire en toi. Le Vénérable Maître Commandeur Michel Merkavim et le Vice-Vénérable Maître Kartz Hoolinngo me donnent licence de te faire participer à l'une de nos missions ; prochainement, tu seras reçu au sein de notre Ordre après avoir prêté serment.
— Il ne s'agit pas d'un engagement à plein temps, précisa Gilles Novak. De nombreux chevaliers et chevalières poursuivent leurs activités professionnelles, leurs occupations profanes et participent à des missions de façon sporadique, mais nous savons pouvoir compter sur eux, en cas de besoin. Partout dans le monde, des hommes, des femmes sont dans ce cas : ils ne changent rien à leurs habitudes et mode de vie, mais ils constituent peu à peu une armée du silence, anonyme, dévouée, unie, discrète, partageant le même désir de lutter contre l'oppression, la tyrannie, l'injustice, la criminalité sous toutes ses formes. Ce quadrillage systématique de l'Europe, nous l'appelons le Réseau Alpha. Le jour J à l'heure H, ses membres entreront en lutte à nos côtés pour délivrer l'Occident des forces noires qui sont déjà en place et le minent chaque jour davantage.
— Ça me rappelle la Résistance, dont mon père fit partie, lors de la dernière guerre !
— C'en est une, Jean, confirma le journaliste. Elle a pour but d'abord de collecter des renseignements sur les menées subversives et déstabilisatrices d'un ennemi d'autant plus dangereux qu'il est composite. Citons pour commencer la Narkoum, une organisation secrète maléfique, supranationale, dont nous avons dénoncé les desseins occultes, depuis l'entrée en scène des Chevaliers de Lumière. Les bolcheviks, gauchistes et extrémistes ou intégristes de l'Islam constituent ce que nous appelons l'axe Moscou-Tripoli-Téhéran, pour simplifier. Son but majeur est de déstabiliser l'Occident. A cette coalition extrêmement dangereuse sont venus s'ajouter les Kannloriens. Cette espèce extraterrestre, sous couvert d'alliances économiques pouvant profiter un jour aux humains, vise en réalité à conquérir notre planète... après avoir abusé ses alliés de la Narkoum et de l'hydre Moscou-Tripoli-Téhéran !
« Les gouvernements en place sont impuissants, souvent infiltrés par les éléments des forces noires — ou rouges ! — et cela est vrai aussi, dans une certaine mesure, pour la justice. Et comment pourrait-il en être autrement dans notre société manipulée, où la peine capitale est abolie, où le laxisme le plus scandaleux est de mise ? Où les grands criminels, les terroristes, les trafiquants de drogues, tous peu ou prou — et parfois même sans le savoir — inféodés à la Narkoum, servent ses intérêts ?
« Le matérialisme marxiste athée est prôné par les apparatchiki, gobé par leurs sous-fifres et leurs militants gavés de mensonges, premières victimes — inconscientes — de la désinformation tous azimuts dispensée par le Kremlin. Les valeurs essentielles sont foulées aux pieds, la notion de famille s'effiloche, la spiritualité part en quenouille, récupérée par des escrocs à la tête des sectes, où la drogue — et chez nombre d'entre elles, les partouzes — remplacent la messe et le goupillon ! D'aucuns parlent avec indulgence de la « punktitude », de ces jeunes gens de trois sexes, au crâne rasé, ou avec une touffe de cheveux multicolores, bardés de cuir et de badges cliquetants dont le fameux insigne, « faites l'amour pas la guerre », affiche en symbole la rune de la mort ! Mais la jeunesse, bon Dieu ! ce n'est pas que cela ! Il y a aussi des garçons et des filles bien, qui aspirent à un autre idéal, qui n'ont rien de commun avec la racaille des hooligans qui sèment la violence sur les stades, ni avec les agitateurs embrigadés dans tel ou tel mouvement écologique téléguidé par Moscou et provoquant des troubles à la moindre occasion !
« L'idéal de demain, ce n'est pas le foot, le rugby ou la boxe, rassemblant des foules énormes de braillards, au Q.I. généralement voisin de celui d'un chimpanzé avant dressage ! L'idéal, ce n'est pas d'acheter un joueur talentueux cinq ou dix millions pour revaloriser un club en perte de vitesse ! La religion n'est plus « l'opium du peuple » ; elle a, dans la masse, cédé la place au sport business, où des idoles du stade sont vénérées comme des divinités chez ceux que le système a déboussolé. L'idéal, ce n'est pas davantage de braire « Haré Khrishna » ou de suivre un « guide » bidon qui réclamera dix pourcent du salaire de ses gogos pour recevoir un jour les extraterrestres ! Ce sont là des ferments de crétinisation et non pas d'évolution.
« Le véritable idéal consiste à préparer — s'il en est temps encore — la société à se défendre, à lutter impitoyablement contre le crime, les forfaitures, à se débarrasser de ceux qui la conduisent vers l'abîme. En un mot, à prendre en main sa destinée, à sortir des ténèbres. L'Ordre Cosmique des Chevaliers de Lumière s'est fait un devoir sacré de l'y aider. Nous ne permettrons pas qu'une minorité de forbans, a quelque niveau qu'ils se trouvent, entraînent la chute du plus grand nombre !
« Voilà, mon cher Jean, ce que tu devais savoir. Cette soute du C.D.L. 9 n'est évidemment pas un salon confortable où nous aurions pu bavarder tranquillement en dégustant une coupe de Champagne. Mais il importait que tu assimiles tout cela sans te laisser distraire par les surprises qui t'attendent encore. A présent, laisse donc ta veste, ton cache-nez et ton bonnet de laine avec nos propres affaires, dans la voiture.
Il obéit, assimilant avec une sorte d'incrédulité mêlée d'enthousiasme encore hésitant ce qu'il venait d'entendre : tout cela était-il bien réel ? Ces hommes, ces femmes — dont plusieurs étaient ses amis — constituaient-ils bien le sommet visible de ce formidable iceberg, de ces Justiciers terriens et extraterrestres, unis dans la même fraternité ? Et lui, Jean Juvé, serait-il vraiment digne de faire partie de ces élus ?
— Et, pourquoi pas, ami ? Ne t'avons-nous pas coopté pour devenir l'un des innombrables maillons du Réseau Alpha ?
L'hôtelier tourna vivement la tête vers le Cassiopéen. Ce dernier lui décerna un sourire chaleureux, comme pour appuyer ce message télépathique, puis fit coulisser un panneau en appuyant sur la paroi de métal sa main à plat au milieu d'un rectangle phosphorescent. Il précéda le groupe le long d'une coursive tracée en courbe ascendante. Les quatre jeunes femmes, elles, les laissèrent poursuivre pour s'enfermer dans une cabine dont la porte galbée ouvrait sur le côté gauche de cette coursive.
Gilles et ses compagnons arrivèrent bientôt dans une grande salle, coiffée d'un dôme transparent. Occupant une position décentrée, légèrement surélevée, une console de commande formait un arc de cercle surmonté d'écrans. Trois sièges pivotants s'alignaient devant le pupitre en demi-lune, hérissé de boutons, de touches multicolores, de curseurs et autres cadrans de contrôle. Un peu en retrait de la base du dôme courait une banquette annulaire, divisée en segments prévus pour accueillir chacun quatre passagers.
A l'invite du guérisseur Gérard Ehret, Jean Juvé prit place à sa droite avec, pour voisins, Daniel Huguet et Alain Le kern. Les autres occupèrent les segments répartis autour de l'habitacle cependant que Gilles Novak et le Vahoun se mettaient aux commandes. Les écrans alignés s'allumèrent, montrant sur 360° le paysage environnant, les pentes boisées couvertes de neige, une portion de ciel bas et gris et, vers le nord, la vallée déjà moins noyée de brouillard.
Un faible ronronnement rompit le silence. Le vaisseau s'éleva sans à-coup pour émerger de la clairière et dériver avec lenteur à 200 m au-dessus de Mézilhac, un village étiré en longueur.
Une rambarde chromée, disposée devant chacun des segments de la banquette annulaire, permettait aux passagers de s'appuyer et de plonger sa vue à travers le dôme transparent. Le naturopathe s'y était accoudé et suivait le lent défilement du sol pentu, puis il sursauta, se dressa à demi, regarda en bas, à droite et à gauche, en se demandant d'où pouvait bien provenir ce concert de bêlements, de meuglements et de sons de cloches !
— Ne cherche pas, Jean, tu ne verras aucun mouton, aucune vache, sourit l'hypnotiseur. C'est simplement un enregistrement que diffusent des haut-parleurs extérieurs et dont nous avons, ici, le « retour ».
Juvé cilla, incrédule :
— Mais... tu ne trouves pas que cela manque de discrétion ? Tiens, regarde, dans la rue principale du village, ces gens qui lèvent le nez ! Ils ont vu l'engin discoïdal et ils vont en parler ; peut-être préviendront-ils les gendarmes ?
— Nous l'espérons bien, fit le géomancien. Mais ils ne verront pas un vaisseau en forme de soucoupe : le champ énergétique de l'aviso dessine intentionnellement un triangle avec, à ses pointes, un feu de position orangé. La nuit dernière, nous avons fait le même cinéma en Union soviétique, chaque fois que nous démolissions l'une de ses installations militaires. Sans causer de victime, nous y avons veillé. Ces bêlements et meuglements sont tellement incongrus qu'ils marqueront de façon particulièrement caractéristique nos actes de « sabotages » ; ceux-ci sont en fait autant de représailles contre les manigances criminelles et l'oppression de l'axe M. T. T.N.K. un raccourci désignant la coalition Moscou-Tripoli-Téhéran-Narkoum et Kannlor.
« Nos ennemis seront d'abord déroutés par cette façon d'agir peu orthodoxe et ils se tiendront sur leurs gardes, flairant un piège au-delà des destructions que nous leur avons infligées. »
— Et ce piège, il existe vraiment ?
— Oui, Jean, nous t'en informerons ultérieurement. Dans l'heure à venir sans doute, quelque part en Ardèche, un informateur alertera le P.C.F. — le Parti Contestataire Français — la C.G.T. ou Confédération des Grèves Tournantes ou, encore, la G.D.F. ou Gauche Dure de France, qui répercutera la nouvelle à Moscou via un correspondant du K.G.B.
Le naturopathe gloussa :
— Tu sais, Mézilhac est un bled et ses habitants sont de braves gens. Je doute qu'on y trouve un indic de Gorbatchev !
— L'important est que la rumeur, ou un écho dans la presse régionale, signale notre vaisseau, expliqua le géomancien. L'information parviendra fatalement à bon port ! Nous allons aussi virevolter au-dessus d'Aubenas, de Vals-les-Bains et là, les langues iront se déliant avec la multiplicité des témoignages. Et puis, il y a toi... qui ce soir ou demain feras une émission radio pour annoncer que tu figurais au nombre des témoins !
— Toi et Claude, ajouta Gilles Novak en suivant, amusé, une scène sur l'écran d'un moniteur auxiliaire.
Effectivement, devant l'hôtel Au Bon Saint Bernard, l'épouse de Jean, « époustouflée », suivait les évolutions du « triangle » orangé ! A ses côtés, deux adolescents : ses enfants, Willy et Carine, tout aussi ébahis que le vieux couple, Hector et Marguerite !
Jean Juvé sursauta : Shorung-N'Taal venait d'abaisser une manette et maintenant, dans le poste de pilotage, lui parvenait la voix quelque peu voilée de sa femme qui pestait ferme :
— Eh bien ! il va en faire une maladie, votre père, d'avoir raté ça ! Lui qui se passionne pour les O.V.N.I., il n'est pas là quand l'un d'eux nous rend visite !
La frimousse de Willy refléta d'abord la plus totale incrédulité, puis il agita les bras en sautillant sur place. Hector et Marguerite se serraient l'un contre l'autre, un peu craintifs, mais émerveillés.
— Va mettre ton cache-nez au lieu de faire le singe, Willy !
A cette recommandation — parfaitement vaine
— Jean et ses amis éclatèrent de rire. Brusquement, le dôme de l'aviso rayonna une douce luminescence orangée et Gilles Novak expliqua :
— Nous venons de déployer un écran énergétique polarisant autour du dôme afin que nous ne soyons plus visibles, mais cela ne vous empêchera pas de continuer d'observer l'extérieur. Un hélico de la protection civile approche de Mézilhac ; cela justifie le camouflage.
Au bout de quelques minutes, effectivement, à travers la lueur orangée, ils distinguèrent une Alouette avec ses feux de position pulsants et deux hommes à son bord. L'hélicoptère ralentit, décrocha vers la droite et, à une centaine de mètres de distance, fit prudemment le tour du vaisseau qui apparaissait sous une forme triangulaire. L'Alouette s'éleva ensuite et passa au-dessus de l'O.V.N.I. Le voisin du pilote le mitraillait avec un appareil photographique.
Gilles Novak interrompit la diffusion des bêlements, sonnailles et meuglements enregistrés, fatalement couverts par le vacarme des pales rotatives. Shorung-N'Taal actionna ses commandes et l'aviso fila à vive allure vers le sud, survolant Antraigues, Vals-les-Bains puis Aubenas en décrivant à chaque fois une boucle au-dessus de ces agglomérations, à moins de 100 m d'altitude, laissant loin derrière lui l'hélico qui avait tenté de le poursuivre.
— Quatorze heures locale, nota le journaliste. Nous avons tout le temps d'arriver à notre rendez-vous, Frère Shorung.
Les centaines d'Albenassiens qui suivaient les évolutions de l'O.V.N.I. au-dessus de leur bonne ville d'Aubenas, cillèrent simultanément : le triangle volant orangé venait de disparaître, enveloppé d'un champ d'invisibilité.
La porte du poste de pilotage s'ouvrit, livrant passage à Régine, Monique, Elishéva et Hiroko revêtues d'une combinaison noire moulante et coiffées d'un couvre-tête avec, au niveau du visage, une coque plastique sombre striée de fines rainures. Pour l'heure, ce « masque » pendait sous leur menton. Elles arboraient chacune le volumineux ceinturon dégraviteur-propulseur et sur leurs hanches étaient accrochées, à droite, la gaine d'un paralysateur, à gauche celle d'un multirays. Devant la mine interloquée de Jean Juvé, la compagne de Gilles sourit :
— Ce n'est pas un déguisement, Jean, mais une tenue de combat. Tu as appris l'existence du Réseau Alpha qui quadrille l'Europe et auquel tu appartiendras de droit après ton initiation prochaine, mais tu ignores encore que notre groupe a reçu le nom code de Commando Alpha.
— Le « patron » en est Gilles Novak, indiqua Alain Le Kern, mais il est aussi le Commandeur des Chevaliers de Lumière pour le territoire français. Notre Frère Shorung-N'Taal, lui, est le Chef de la Brigade des Vahouns basée à bord du Nerkal. Une brigade composée de cinq cents Cassiopéens et métis Vahoukloans ([5]) des deux sexes, doués chacun de prodigieux pouvoirs mentaux. D'ici à la fin de l'année, ce nombre sera porté à plus de mille. Dans toutes les activités des Chevaliers de Lumière, le rôle des Vahouns est capital, tu l'apprendras au cours des missions auxquelles tu participeras.
« Viens, Jean, nous allons nous aussi troquer nos vêtements contre ces tenues de combat... »
Le magnifique parc du Castello Sforzesco, proche du cœur de Milan, étalait ses arbres, boqueteaux et buissons saupoudrés de neige. A pas lents, un couple s'y promenait, lui revêtu d'un manteau de cuir fauve chaudement doublé, elle d'une pelisse fourrée de flancs de marmottes, et à col pleine peau.
La jeune femme brune, Gina Torrelli, informaticienne, riait aux propos de son compagnon allemand, Helmut Weismeyer, architecte de Francfort,
qui lui donnait le bras. Au débouché d'une allée bordée de haies, ils s'avancèrent sur un espace découvert... et disparurent, pour se rematérialiser aussitôt dans la soute du C.D.L. 9 où Régine Véran les accueillit, échangeant avec eux la triple accolade fraternelle. En embrassant la ravissante Italienne, Régine s'exclama, fermant à demi les yeux :
— Mmmmm, ce parfum incomparable ! Maraviglioso !
En riant, la brune informaticienne retira de sa poche un petit paquet cadeau :
— K. de Krizia, une « eau de parfum » qui t'avait littéralement « emballée », lors du briefing de la semaine dernière.
— Et que je n'ai même pas eu le temps d'acheter, à Paris, tellement nous avons été bousculés. Merci, Gina. D'un prochain séjour sur la planète H ([6]), je te rapporterai un cadeau, déjà tout prêt, mais oublié dans notre appartement de Gizeph II, au moment du départ ! Quant au tableau que tu as acheté à Monique Augeix, rassure-toi, elle ne l'a pas oublié, elle ! Il est à bord et Monique te le donnera tout à l'heure, après la mission !
— Si vous continuez de papoter comme ça, je crains fort qu'il ne faille remettre à plus tard cette mission ! plaisanta l'Allemand. Nous n'avons plus que deux heures pour fignoler l'opération.
Régine entraîna les deux agents du Réseau Alpha-Italie :
— Venez, vous allez d'abord endosser une tenue de combat...
Entouré de son champ d'invisibilité, l'aviso C.D.L. 9 s'éloigna de Milan, cap à l'ouest pour gagner, en quelques minutes, la vallée d'Aoste et, au sud, le village montagnard de Ceresole Reale. Là, s'achevait la petite route 460, à seulement une huitaine de kilomètres de la frontière française et à moins de vingt du col de l'Iseran. Ces distances s'entendent à vol d'oiseau car, au-delà de l'agglomération, aucune route carrossable n'existait, dans ce grandiose décor alpestre.
Un somptueux chalet, immense, au toit d'ardoise pentu débordant, à galerie couverte, aux murs épais imitant la pierre sèche, et agrémenté de colombages, étirait sa masse sombre en haut d'une prairie à l'épaisse couche de neige. Venant du village à cinq kilomètres, un étroit chemin, dégagé, avait permis à une trentaine de voitures — dont plusieurs 4x4 — de gagner le chalet et de manœuvrer, de s'aligner en épi, toutes l'avant dirigé vers le chemin unique par lequel elles étaient venues...
A bord de l'aviso rendu indécelable, Gilles Novak et ses compagnons du Commando Alpha, groupés devant l'épaisse paroi du dôme transparent, observaient le grand édifice et son « parc auto ».
Lui aussi revêtu de la combinaison noire de combat, Jean Juvé émit un petit sifflement :
— Mazette ! Des Mercedes, des Lancia, des Opel, des Alfa Romeo, des Ferrari, diverses américaines ! Du beau monde, quoi !
Avec son agréable mais léger accent italien, Gina Torrelli déclara :
— Le chalet appartient au signor Isidoro Goldini, un richissime importateur-exportateur de Gênes, bienfaiteur de la paroisse San Giorgio et subventionnant un orphelinat de Rapallo.
— Le saint homme ! fit Daniel Huguet en joignant les mains avec une mimique de componction.
— Il est même en odeur de sainteté auprès d'une nunziatura... Corne se dice, in francese ?
— Une nonciature, la renseigna Gérard Ehret.
— Une nonciature dont le monsignore, très proche de Sa Sainteté le Pape, serait fort surpris d'apprendre que ce « saint homme », derrière sa façade de respectabilité, n'est autre que le Parrain suprême de la Cosa Nostra, la Mafia !
CHAPITRE III
Le rez-de-chaussée du chalet comportait un imposant salon de réception, aux murs lambrissés, et où des appliques d'albâtre dispensaient un éclairage indirect. Suspendus au plafond, deux lustres de cristal, de facture moderne avec un foisonnement d'ampoules-flammes où alternaient le discret bleu pastel et le rose pâle. Sur le plancher moquetté de gris perle, 80 chaises s'alignaient, par rangs de 10, face à une longue table au tapis vert. Là trônaient le signor Isidoro Goldini et six autres hommes, en tenue sombre, d'une stricte élégance, à l'exception d'un barbu-chevelu en battle-dress et pantalon de treillis à poches multiples, un colt 11,43 accroché à son ceinturon. L'individu offrait un compromis entre Che Guevara et Yasser Arafat, la peau huileuse de ce dernier en moins !
La soixantaine, mince, fine moustache, calvitie frontale distinguée, chemise immaculée, nœud papillon, costume trois pièces au tissu sombre à fines rayures claires, le Parrain de la Mafia poursuivait son allocution, volontiers ponctuée de mouvements de mains (aux doigts soigneusement manucurés) :
— Je le sais ; certains d'entre vous n'ont pas souscrit de gaieté de cœur à notre nouvelle alliance avec la Narkoum. En cela, ils manquent de discernement. Notre conseil (il désignait ses voisins, à la longue table) ne leur demande pas d'épouser ses ambitions ni ses liens étroits avec le Kremlin et les pays arabes, hostiles à l'Occident dont nous faisons partie.
« Il ne s'agit pas, pour la Cosa Nostra, d'avoir des états d'âme orientés à droite ou à gauche, mais de continuer de prospérer dans ses activités marginales. Grâce à nos associés de la Narkoum, nous avons pu obtenir de la « blanche » — préparée à Tripoli et Téhéran — et ce à des conditions défiant toute concurrence. Nous allons même pouvoir abaisser nos tarifs et inonder le marché européen, sans avoir recours aux fournisseurs colombiens, qui, jusqu'alors, nous approvisionnaient pour une part notable de nos transactions. La Colombie, c'est loin et le transport sur une telle distance accroît considérablement les risques. Chaque saisie sur le territoire de l'Europe est une perte sèche pour nous, beaucoup plus grave encore que pour les Colombiens qui emploient souvent des passeurs, hommes ou femmes, sous-payés et suffisamment bêtes pour se faire repérer, avec leurs ruses débiles ! Une de leurs morues avait planqué une livre de morphine dans son vagin ! Une autre en avait tellement avalé, en petits sachets, qu'elle est tombée dans les pommes à son arrivée à l'aéroport !
« Nos accords avec la Narkoum nous permettent de nous passer des services de ces Sud-Américains qui ne nous servent plus à rien et qui pourraient devenir gênants... »
L'un des mafiosi leva la main et fit claquer ses doigts pour attirer l'attention du Parrain qui, du menton, l'invita à parler.
— J'ai suivi tes instructions et transmis au Narcotic Bureau, anonymement, la liste des laboratoires, des chefs et des principaux fournisseurs et passeurs dépendant de Bogota, avec lesquels j'étais en rapports réguliers.
Tous les visages s'étaient tournés vers Felipe Moralès qui venait de faire cette déclaration fracassante. Si ce dernier, patron de la Mafia au Mexique, affichait une mine satisfaite, il n'en allait point de même avec Isodoro Goldini qui, blême, un tic nerveux faisant trémuler sa paupière gauche, le dévisageait avec une stupeur indicible. Le Parrain qui présidait aux destinées de la Cosa Nostra en Italie, avec ses ramifications en Europe déglutit, avant de questionner, d'une voix tremblante de fureur :
— Je ne suis pas sûr de t'avoir bien compris, Felipe Moralès. Tu aurais donné au Narcotic Bureau la liste des producteurs et trafiquants de drogue colombiens ?
— Oui, c'est ce que j'ai dit.
— Et tu... tu aurais agis sur MES INSTRUCTIONS ?
Moralès, bien que mal à l'aise soudain, haussa les épaules :
— Tes instructions écrites, mais codées et que j'ai aussitôt détruites. Ton message m'a été transmis voici une quinzaine de jours. Et je t'ai fait parvenir, toujours en code, ma réponse confirmant l'exécution de tes ordres. Je ne comprends pas ta réaction étonnée, Isodoro.
— Etonnée ? fulmina le Parrain, livide. Je n'ai rien reçu de toi et tu n'as pas pu recevoir un tel ordre pour l'excellente raison que je ne t'ai envoyé aucun message ! La délation n'est pas dans nos méthodes et personne n'oserait me traiter de « donneuse » ! Tu as inventé cette histoire invraisemblable dans un but qui m'échappe, Felipe, mais tu vas nous l'expliquer... sans perdre de temps. Nous t'écoutons.
Deux malabars, montant la garde près de la table du conseil, vinrent se placer derrière le mafioso mexicain qui commençait à transpirer.
— Mais enfin ! s'écria-t-il. J'ai obéi à tes ordres, sans discuter ! Que veux-tu que je te dise de plus ?
Le Parrain fit un geste las de la main ; les deux armoires à glace saisirent Moralès par les bras et l'entraînèrent sans ménagements, sourds à ses protestations indignées.
— Giuseppe, va fouiller sa voiture. Tu trouveras peut-être des éléments intéressants, quoique j'en doute. Il est arrivé hier à Milan, via Rome où il avait atterri la veille au soir, directement de Mexico. Et sa voiture est une voiture de location...
« Bien, l'incident est clos provisoirement. Nous verrons ce que donneront la fouille des bagages et l'interrogatoire de cette " donneuse ". Revenons à l'ordre du jour. En dehors du marché passé avec la Narkoum, notre conseil a conclu un accord avec les Brigades Rouges... Le commandante Vicente est leur chef... »
Ce disant, il montrait de sa main gauche le barbu-chevelu en battle-dress assis en bout de table.
— Un accord temporaire portant sur un échange de services mis au point avec le commandante Vicente. Les Brigate Rosse accompliront certains « coups » pour la Cosa Nostra et nous interviendrons pour elles chaque fois que nous serons mieux placés pour agir. Nous...
Des cris éloignés, un atroce hurlement de douleur interrompirent le Parrain qui maugréa :
— Ces crétins ont dû mal fermer la porte de la cave ! Tonio, vas-y, et ensuite va voir ce que fait Giuseppe.
Ledit Giuseppe, sur ces entrefaites, revenait de sa fouille, porteur d'un attaché-case qu'il déposa sur la table du conseil avant de l'ouvrir. Isidoro Goldini, avec une mimique intéressée, en retira des liasses de banknotes, vérifia le nombre de billets d'une liasse, compta les autres et grommela :
— Cent mille dollars ! Mais le plus... incroyable est que, sur un point, Felipe Moralès n'a pas menti (il brandissait un rectangle de bristol blanc), comme l'attestent ces quelques mots. Je lis : Thank you so much for the colombian crop... Pour ceux qui ne parleraient pas l'anglais, cela signifie : Merci beaucoup pour la récolte colombienne !
« Giuseppe, va chercher les autres, à la cave, et qu'ils ramènent cet enfant de salaud ! »
L'un des membres du conseil s'adressa au Parrain :
— Tu ne trouves pas que tout ce micmac est un peu gros ? Et si Felipe s'était fait pigeonner ? Crois-tu que s'il avait vraiment vendu les Colombiens et reçu ce pognon, il aurait laissé bien en évidence cette carte manuscrite qui l'accuse sans erreur possible ?
— Oui, j'ai pensé à ça, Sergio, mais cette affaire est quand même foireuse.
Les deux malabars pénétrèrent dans le grand salon de réception, tirant le « traître » par les pieds, son dos raclant le parquet. Débarrassé de son pantalon, de son slip, des coulées de sang maculaient ses cuisses. Nul dans l'assistance n'avait besoin d'explication. La Mafia avait pour habitude de punir les « vendus » en tailladant leur anus (et parfois ses « environs ») au rasoir ! ([7]).
Le Parrain quitta la table du conseil et vint agiter le rectangle de bristol sous le nez du « coupable » que ses tortionnaires soutenaient maintenant sous les aisselles. Les traits crispés par la souffrance, le visage inondé de sueur, ses yeux devenaient vitreux.
— Ça veut dire quoi, la « récolte colombienne » pour laquelle tu as palpé cent mille dollars ? Et ne prétends pas qu'il s'agit d'une récolte de café !
Felipe Moralès ne prétendit rien du tout. Sa tête retomba sur sa poitrine ; il s'était évanoui...
Cheminant à travers le champ de neige, une dizaine de silhouettes à peine discernables convergeaient vers le chalet. Entièrement revêtues d'une combinaison blanche et d'un capuchon, chacune portait un pistolet mitrailleur et de nombreux chargeurs passés dans leur ceinturon. En bandoulière, des besaces individuelles contenaient des grenades.
Une des silhouettes blanches se détacha du groupe, retirant de son ceinturon un automatique de fort calibre au canon prolongé d'un silencieux et progressa prudemment vers la façade, levant la tête
vers le balcon. Le guetteur qui y faisait les cent pas, une mitraillette à l'épaule, tourna le dos au vent pour allumer une cigarette. Il s'écroula sans un cri, atteint entre les omoplates. Le plop du « modérateur de son » avait été effacé par le vent...
Le guetteur en faction devant l'entrée, lui, reçut le projectile en plein cœur et sa chute dans la neige se fit sans bruit.
Les silhouettes blanches coururent vers les deux grandes baies vitrées du salon ; d'autres allèrent se poster de part et d'autre de la baie latérale, sur la droite du chalet.
L'homme au silencieux, après un signe de la main, se glissa dans le hall, l'automatique dans sa dextre, le pistolet mitrailleur Beretta dans l'autre main. Il bondit vers la porte intérieure qu'il repoussa avec fracas d'un coup de pied et lâcha deux plops en direction des hommes postés à l'entrée.
Les mafiosi s'étaient levés d'un bond, portant la main à leur holster, mais une courte rafale tirée depuis la fenêtre latérale en coucha une dizaine !
— Pas un geste et restez où vous êtes !
Une seconde courte rafale, en provenance d'une des baies de la façade, coucha d'autres mafiosi, prouvant que les intrus qui bloquaient toutes les issues ne songeaient pas du tout à plaisanter !
— Goldini, c'est toi ?
Le Parrain, blême, lèvres tremblantes, finit par incliner la tête et, la gorge nouée, prononça d'une voix rauque :
— A quoi ça rime, ce... cette agression ? Qu'est-ce que vous voulez ?
— Nous voulons d'abord Felipe Moralès, qui a tenté de nous donner au Narcotic Bureau. Nous avons intercepté son message, où il disait agir en plein accord avec toi, Goldini, hijo de puta !
Ce « fils de pute » en espagnol évita les présentations ! Le Parrain et ses mafiosi, atterrés, comprenaient enfin l'affreuse vérité ; les Colombiens comment, par qui, avaient-ils été informés de cette réunion « au sommet » ? — venaient exercer leur vengeance !
— Ecoute, le Colombien ! clama Goldini. Le coupable, nous l'avons déjà en partie châtié ! D'où tu es, tu ne peux pas le voir ; il est allongé ici au pied de la table du conseil, mais tes hommes, derrière la baie, eux, peuvent le voir... Si tu as eu des contacts avec lui, tu le reconnaîtras et...
— Qu'on me l'amène ici...
Sans enthousiasme, les deux malabars traînèrent le corps du supplicié à travers le salon et le laissèrent tomber, face en avant, devant le chef du commando colombien.
— Retournez-le !
Ils obéirent et Felipe Moralès, reprenant peu à peu connaissance, eut un instinctif mouvement de recul, cherchant à s'éloigner en rampant sur le dos, à l'aide de ses talons, ce qui activa le saignement de ses plaies.
— C'est bien lui ! cracha l'homme à l'automatique en lui logeant une balle au milieu du front.
Il releva vivement son pistolet et la balle suivante fut pour le Parrain qui porta la main à sa poitrine, ouvrit la bouche et s'écroula.
L'un des hommes du conseil essaya de parlementer :
— Tu aurais dû laisser Goldini s'expliquer, le Colombien. Tu fais fausse route en t'imaginant qu'il était de mèche avec Moralès. Tu vois bien que nous n'avons pas marché dans sa combine, puisque deux des nôtres l'ont « travaillé » pour le faire parler !
« On est du même bord et au lieu de s'entre-tuer, on devrait... »
— C'est toi qui parle de s'entre-tuer, connard ! Nous, nous n'avons pas l'intention de vous liquider comme ça, sans avoir essayé de discuter. Alors, on va discuter. Mais d'abord, que chacun balance sa pétoire à gauche, contre le mur... Et s'il y a un héros dans l'assistance, qu'il attende une autre occasion pour jouer ce rôle ! Capito ?
Ils firent oui de la tête et chacun lança son arme contre le mur désigné par le Colombien.
— Ça va. Levez les bras et tournez-vous face à ce mur. Mes hommes vont vous fouiller pour s'assurer que vous n'avez pas conservé une seconde arme sur vous.
Quelques-uns protestèrent — sans trop de vigueur — de leur bonne foi mais tous se placèrent face au mur, dos tourné aux baies vitrées. Un feu d'enfer se déclencha et les mafiosi, dupés, s'écroulèrent comme des quilles, exécutés sans pitié, basculant par-dessus les chaises, tombant les uns sur les autres sous les rafales des pistolets mitrailleurs.
Bilan : 75 cadavres !
Le Colombien, d'un pas rapide, se dirigea vers la table du conseil et jeta un coup d'œil dans l'attaché-case resté ouvert. Il saisit des liasses de banknotes et les agita en riant, face aux baies vitrées derrière lesquelles ses hommes affichaient la même hilarité :
— Ça, c'est le prix de notre vengeance !
Dans son dos, une voix inconnue lança en espagnol :
— No, esto es nuestro ! (Non, ça, c'est à nous !)
Le Colombien pivota tout d'une pièce vers la porte d'entrée du grand salon et vit s'avancer un groupe d'individus en combinaisons moulantes noires, le visage caché par une coque plastique. Une bizarre lueur blanc bleuté les enveloppait et celui qui, apparemment, avait lancé ces mots tenait dans sa dextre un curieux pistolet, volumineux, au canon évasé.
Sans hésiter, le trafiquant de drogue tira une rafale de son P.M. Beretta en direction du Commando Alpha qui n'en continua pas moins d'avancer. Médusé, inquiet de cet invraisemblable échec, il tourna la tête vers ses hommes postés à l'extérieur, la bouche toujours fendue par un large sourire :
— Merde ! Qu'est-ce que vous attendez pour canarder ces...
Il laissa sa phrase en suspend, sidéré de constater que, depuis plusieurs minutes, leurs faces hilares conservaient strictement la même expression !
Employant de nouveau l'espagnol, Daniel Huguet ironisa :
— No se extranes, el Colombiano, si tus hombres no se han movido, es que son paralizados... Pero tu, tu vas a morir ! (Ne t'étonne pas, le Colombien, si tes hommes n'ont pas bougé ; c'est qu'ils sont paralysés. Mais toi, tu vas mourir !)
— Toutefois, tu ne mourras pas idiot, intervint Gilles Novak. L'ordre de « donner » les trafiquants et gros bonnets de Colombie était bidon, mais bel et bien rédigé par Goldini, suggestionné par nos soins. Felipe Moralès, à son tour suggestionné, à cru l'avoir transmis anonymement au Narcotic Bureau alors qu'en fait, c'est à toi qu'il l'a expédié, en t'annonçant par la même occasion la date et le lieu de cette assemblée exceptionnelle des grands caïds de la Mafia ! Et vous avez tous marché dans cette machination des Chevaliers de Lumière. La preuve, ton expédition punitive qui nous a évité une corvée !
— Los Caballeros de la Luz ! répéta-t-il, consterné.
Shorung-N'Taal fit un pas vers lui :
— Tu as tout à l'heure inutilement gaspillé les balles de ton chargeur, en tirant sur nous. Tu l'ignorais, évidemment : cette lueur qui nous enveloppe est produite par un champ de force assurant notre protection. A présent, remplace ton chargeur vide par un plein...
Soumis au. contrôle mental du Vahoun, le mafioso colombien fit ce que le Caballero de la Luz lui avait ordonné. Recevant de nouveaux ordres télépathiques, il marcha vers les baies vitrées derrière lesquelles ses complices paralysés, le sourire figé, semblaient le mettre en joue avec leurs propres pistolets mitrailleurs. Deux rafales eurent raison de leur immobilité mais pas de leur sourire, qu'ils conservèrent dans la mort en basculant en arrière !
Daniel Huguet alla le débarrasser de son automatique à silencieux et de son P.M. Beretta, que Gilles examina en connaisseur.
— Belles pièces. Ils ont évidemment acheté cet arsenal ici, en Italie.
Il rendit les deux armes à l'hypnotiseur qui, désinvolte, logea une balle dans la tempe du Parrain colombien avant de passer le pistolet à son ceinturon :
— Celui-là, il manquait à ma collection !
Et d'un pas tranquille, Daniel alla inventorier les armes que les hommes de la Cosa Nostra avaient lancées contre le mur, espérant y trouver un modèle qu'il ne possédât point encore ! Quant aux autres, il les entassa dans une musette pour être ultérieurement distribuées aux membres du Réseau Alpha.
— Ben dis donc ! souffla Jean Juvé, derrière sa coque plastique. On voit que vous avez l'habitude des grands nettoyages ! Dix Colombiens et soixante-quinze mafiosi venus de plusieurs pays d'Europe, ça fait quatre-vingt-cinq canailles en moins ! Un beau palmarès, mon vieux Gilles !
— Simple hors-d'œuvre, dans le cheptel du crime, mais ce règlement de compte en entraînera d'autres, parmi les candidats aspirant à remplacer tous ces chefs de la pègre « tombés au champ d'honneur » ! Les rivalités feront d'autres victimes que nous n'aurons pas à éliminer nous-mêmes.
Il consulta son chronographe bracelet et décréta :
— Passons à la seconde phase de l'opération, mes Frères.
— Nous disposons encore de deux heures, selon les renseignements que j'ai puisé dans le psychisme d'Isidoro Goldini, indiqua le Vahoun...
Alain Le Kern proposa au guérisseur Gérard Ehret :
— Tu viens avec moi, dehors, faire la cueillette ?
— Volontiers, mais dépêchons-nous, il nous reste à accomplir un sacré boulot avant le... lever de rideau !
Vers 18 heures, une étoile filante traversa d'est en ouest le ciel dégagé des Alpes italiennes. Perdant de l'altitude, cette « météorite » réduisit sa brillance au-dessus du Val d'Aoste et vira vers le sud pour s'immobiliser à la verticale du chalet. Dans la nuit hivernale, les larges baies vitrées de celui-ci, éclairées par les lustres, jetaient leur clarté sur la neige.
Cette « étoile filante » camouflait en fait un caboteur-transbordeur largué par le Batlouhor II, redoutable vaisseau des Forces Spatiales Kannloriennes qui ne quittait qu'exceptionnellement l'abri naturel de la couronne d'astéroïdes, entre les orbites de Mars et de Jupiter.
A bord du caboteur, le lieutenant Dorlnir, — en collant d'uniforme violet sombre — son copilote et les trois passagers terriens, rivaient leur attention sur l'écran du télévisionneur direct surmontant le poste de commande. Dorlnir possédait parfaitement plusieurs langues terrestres ; rompu aux techniques d'infiltration ([8]), d'un physique agréable, bronzé, cheveux châtain clair, il pouvait passer aisément pour un Européen. Sa taille n'excédait pas 1 m 75 alors que celle de ses compatriotes — au teint tirant sur l'olivâtre — atteignait en moyenne 2 m 10.
Deux des passagers, eux, n'auraient pu être confondus avec des Occidentaux : l'Iranien Zahedi, yeux de fouine et barbe « ayatollesque », et le Libyen Kamil Mahdawi, imberbe mais affublé d'une épaisse moustache. Le troisième, enfin, rosé et blond, corpulent, répondant au nom de Nikolaïev, venait des bords de la Moskova, chargé de mission
par le Kremlin et membre, comme ses voisins, de la sinistre Narkoum.
Groupés autour de l'écran, ils contemplaient l'image, assez floue, qui montrait le grand salon de réceptions du chalet et la nombreuse assistance, face à la table du conseil présidé par Isidoro Goldini. Ce dernier, avec des gestes lents de ses mains, s'adressait aux 75 mafiosi qui l'écoutaient sagement. Quelques-uns paraissaient somnoler, la tête inclinée sur la poitrine.
— Ne pourriez-vous pas obtenir une meilleure image, lieutenant Dorlnir ?
— Non, Nikolaïev, j'ai déjà essayé. Nous enregistrons parfois des perturbations, dans certains massifs montagneux, comme ici. Nous connaissons mal, encore, les anomalies géomagnétiques de votre planète.
Les passagers hochèrent la tête en signe de compréhension. Avec Dorlnir, ils faisaient partie de la délégation russo-islamo-kannlorienne invitée par la Mafia et le représentant des Brigades Rouges à leur convention ; une assemblée exceptionnelle réunie dans ce chalet loin de tout, à 5 km de Ceresole Reale, le plus proche village.
Si l'image était floue, le son, en revanche, parvenait distinctement et l'on entendait présentement le Parrain se féliciter d'avoir obtenu de la Narkoum la « blanche » à des conditions défiant toutes concurrence !
Dorlnir manipula un bouton et l'image se déplaça, remplacée par le défilement des abords du chalet et son uniformité neigeuse, puis il coupa le contact :
— Le secteur est vierge de présence étrangère, amis terriens. Nous pouvons nous rendre auprès de nos... associés.
Il eut une hésitation en posant la main sur la gaine du fulgurant accroché au ceinturon de son uniforme violet sombre :
— Vos... compatriotes planétaires trouveraient-ils discourtois que je conserve cette arme ?
Le Russe haussa les épaules et écarta le pan gauche de son veston, révélant le holster d'un Automat Pistol Stechkine 9 mm, à chargeur de 20 cartouches, capable de tirer par rafales. Le Libyen et l'Iranien se contentaient d'un Makarov de même calibre mais au chargeur de 8 cartouches seulement.
Le Kannlorien sourit :
— Comme disent les Français, vous « pouvez voir venir » !
Le vaisseau, à l'aspect d'une sphère aplatie, libéra sa couronne d'étançons et se posa silencieusement devant le chalet tandis que ses occupants revêtaient de chaudes canadiennes. Laissant le copilote à bord, ils descendirent le long du plan incliné et s'avancèrent, leurs bottes crissant dans la neige. Les paroles du Signor Goldini leur arrivaient par bribes. Ils gravirent les trois marches de bois du perron et Dorlnir, de son poing ganté, frappa à la porte.
— Avanti, caro amici !
Ils furent surpris par cette invitation à entrer lancée d'une voix enjouée, déplorant qu'aucun des assistants à cette convention du crime n'ait daigné venir les accueillir. Ils se firent une raison : autre pays, autre mœurs...
A droite du hall, ils poussèrent la porte vitrée, pénétrèrent dans la vaste salle de réunion, maintenant silencieuse, avec ces nombreux hommes assis en rang. Aucun d'entre eux n'avait eu la curiosité de tourner la tête à leur entrée et seul, à l'autre extrémité du grand salon, le président de séance les invitait d'un geste lent à approcher.
Ils se remirent en marche, non sans éprouver une sorte de gêne, de malaise diffus, difficiles à analyser. Ils s'arrêtèrent devant la table du conseil, à hauteur du Parrain qui continuait à débiter son discours puis, simultanément, tous quatre réalisèrent que ledit Parrain, le regard atone, ne remuait pas les lèvres ! Seule sa dextre s'agitait de façon maladroite ! Les visiteurs portèrent instinctivement la main à leur holster et dégainèrent, faisant face aux 75 mafiosi tranquillement assis sur leur siège. Les yeux clos ou vitreux, nombre d'entre eux, vestons et chemises maculés de sang, présentaient sur la poitrine des impacts de balles ! Une cordelette passé autour de leur buste les maintenait droits, attachés au dossier de leur chaise !
L'Iranien, les yeux ouverts au grand diaphragme, mâchoire pendante, émit un borborygme intestinal du plus mauvais effet avant de bredouiller, devant ce spectacle grand-guignolesque :
— Ils... sont morts !
Aux aguets, tous quatre inspectaient, angoissés, la salle au silence funèbre.
— Si c'était un piège, ceux qui les ont abattus se seraient déjà manifestés ! grommela le Russe. Ces gens-là ont été victimes d'un règlement de comptes.
— Ce n'est pas rare, entre gangs rivaux, abonda l'Iranien.
Il avisa, sur la moquette, au milieu de la travée, un portefeuille qui lui avait échappé, lors de leur entrée et se baissa pour le ramasser. L'objet paraissait lourd et Zahedi dut raffermir la prise de ses doigts pour s'en saisir, se demandant pourquoi ce banal portefeuille résistait à ses efforts.
Remarquant son manège, le Kannlorien tendit la main, ouvrit la bouche pour crier un avertissement mais il était trop tard : le Terrien de la Narkoum avait arraché l'objet offert à sa curiosité.
Dorlnir bondit vers la première baie vitrée, nota incidemment que ses carreaux étaient brisés et, les coudes en avant, il plongea, démantela la croisée et tomba dans la neige, fit un roulé-boulé tandis que, dans le grand salon, de violentes explosions se succédaient, déchiquetant et projetant en l'air, en tous sens, les cadavres piégés !
Les grenades apportées par les Colombiens avaient fourni à Gilles l'idée de cette ruse : répartir dans les manches des mafiosi ces grenades dégoupillées, la « cuillère » coincée entre le bras et le tissu et reliées entre elles par une cordelette de nylon, elle-même reliée, sous la moquette, au portefeuille ! Une traction un peu forte avait suffit à déclencher les explosions en chaîne ! Comme quoi, l'attrait de l'inconnu n'est pas toujours récompensé ! Et pourtant, que de fois, lorsque Zahedi était enfant, sa mère l'avait-elle prévenu : « Ahmed » — il s'appelait Ahmed, ce qui, pour un Iranien, est plus normal qu'Eusèbe — « Ahmed, la curiosité est un vilain défaut!... » Présentement, Ahmed et son coreligionnaire libyen, criblés d'éclats mortels, voyageaient vers le Paradis d'Allah, laissant derrière eux le Russe ! Athée de naissance, Nikolaïev errait dans les limbes, sans trop savoir où aller puisque le Paradis, pour lui, n'existait pas !
Le lieutenant Dorlnir, après son roulé-boulé, se releva indemne, hormis des égratignures insignifiantes. Il gravit le petit monticule devant la baie défoncée et perdit l'équilibre. Son pied s'était empêtré dans une courroie, qu'il tira avec un geste rageur pour découvrir un pistolet mitrailleur Beretta et, au bout de la courroie, une main, celle d'un Colombien enseveli — avec ses complices — dans la neige !
Il courut vers la façade du chalet, trébuchant sur d'autres cadavres recouverts de neige, la peur au ventre, réalisant que cette macabre mise en scène, contrairement à l'opinion de feu Nikolaïev, pouvait cacher d'autres pièges. Le copilote, armé d'un fulgurant, l'attendait au sommet du plan incliné.
— Que s'est-il passé ? cria-t-il, anxieux.
— Ne reste pas là ! Nous décrochons tout de...
Dorlnir s'écroula. En même temps, le copilote, paralysé, basculait du haut de la passerelle d'accès et s'affalait dans la neige !
Gilles Novak et son Commando Alpha, quittant l'abri de l'aviso en état d'invisibilité, décrivirent une parabole, emportés dans l'air glacé par leurs ceinturons dégraviteurs-propulseurs, pour prendre pied devant le caboteur.
Transportant les deux Kannloriens tétanisés, Shorung-N'Taal et ses compagnons gravirent en hâte le plan incliné. Parvenu dans le poste de pilotage, le premier soin du Vahoun fut de mettre hors circuit le générateur énergétique et de déconnecter le télévisionneur de bord. Tous les voyants lumineux du pupitre s'éteignirent et les membres du Commando Alpha allumèrent leurs torches électriques.
Jean Juvé remua cocassement la tête, dépassé par ce qu'il venait de vivre :
— Bon, maintenant que nous sommes plus tranquilles — du moins, je l'espère ! — vas-tu me dire, Gilles, comment vous avez pu faire bouger le bras du Parrain, mort plutôt deux fois qu'une ?
— Aurais-tu oublié les fonctions télékinésiques de notre Frère Shorung-N'Taal ? Pendant que nous diffusions l'enregistrement du speech prononcé par Goldini deux heures plus tôt, il était nécessaire de faire bouger au moins l'un de ses bras, comme pour appuyer ses paroles. Nous savions que, dès leur approche, ces Kannloriens et le trio de la Narkoum observeraient, par télévisionneur, la salle de réunion. Nous avons intentionnellement brouillé quelque peu l'image afin que certains détails révélateurs ne leur mettent pas la puce à l'oreille. Par exemple, ces cordelettes qui attachaient les macchabés sur les chaises.
— Une ruse diabolique ! ricana-t-il derrière sa coque plastique.
— Et pourtant, le diable n'est pas mon ami !
Le Cassiopéen, familiarisé avec les coursives et les deux ponts de ce vaisseau, « visité » en projection mentale, conduisit ses compagnons dans la soute spacieuse. Elle abritait des caissons marqués au pochoir de caractères cyrilliques et, à droite, de volumineux « ballots » enveloppés d'une toile de jute, maintenue par des cordelettes et de larges rubans de scotch marron.
— Dix tonnes de morphine-base et des Kalashnikov, des pistolets, des munitions et une demi-tonne de plastique ! énuméra Gilles. La drogue était pour « l'Organisation », un terme pudique désignant la Mafia, et l'armement pour les Brigades Rouges qui projetaient de mettre l'Italie à feu et à sang, après avoir généreusement donné une partie de ce matériel de mort à leurs complices français d'Action Directe et autres gauchistes criminels !
« Gina et toi, Helmut, vous avez fait un excellent travail de renseignement, sans lequel notre opération d'aujourd'hui n'aurait pas été possible. Tout à l'heure, quand nous vous déposerons à Milan, n'oubliez pas d'emporter l'attaché-case. Ces cent mille dollars vous serviront à effectuer d'autres missions, à « graisser des pattes », puisque vous possédez des informateurs nullement bénévoles et à secourir ceux qui en auront besoin.
« Ces fonds ne sont qu'une légère ponction prélevée sur les fortunes accumulées en Suisse, sous comptes numérotés, par des forbans du Kremlin et du K.G.B. ([9]). »
Shorung-N'Taal fit jouer la commande manuelle d'ouverture d'un panneau de soute puis se recula, demeura immobile. Animé par ses fonctions télékinésiques, les ballots de drogue se mirent à flotter, franchirent l'ouverture et tombèrent ensuite pêle-mêle sur la neige.
— Les armes et munitions, demain, seront téléportées vers le hangar dont vous disposez, dans la banlieue milanaise, indiqua le journaliste.
— Et l'appareil, je veux dire ce vaisseau ennemi, vous le laissez là jusqu'à demain ? s'étonna Juvé.
— Non, Jean. Nos Frères du Nerkal, le vaisseau amiral centaurien en orbite géostationnaire, le téléporteront à bord, rassure-toi. Ils seront même aux
petits soins pour le lieutenant Dorlnir et son copilote... dont ils feront un jour bon usage !
Ils quittèrent cette « prise de guerre » et s'apprêtaient à regagner l'aviso lorsque, en provenance du chalet, des bruits bizarres leur firent tourner la tête, soudain sur le quivive...
CHAPITRE IV
Ces chocs sourds provenaient bien du chalet.
Le multirays au poing, ils s'approchèrent des baies vitrées disloquées et demeurèrent figés d'incrédulité : plusieurs cadavres de mafiosi, l'un le bras arraché par l'explosion de « sa » grenade, un autre encore attaché sur sa chaise, voltigeaient, virevoltaient en l'air, se télescopaient puis retombaient avec fracas.
Et l'on entendait ensuite des rires étouffés !
Les regards des membres du Commando Alpha convergèrent tout naturellement vers le Vahoun, lequel se récria :
— Mais... ce n'est pas moi !
Les rires, un peu haut perchés, reprirent de plus belle, entrecoupés de sortes de pépiements rapides, sans que l'on pût déterminer leur provenance.
Jean Juvé eut un sursaut, tourna la tête vers Monique Augeix, chuchota :
— Qu'est-ce qui t'a pris, de me pincer les fesses ?
— Moi ?
Derrière la coque faciale de l'artiste peintre, l'on pouvait aisément imaginer la stupeur inscrite sur son visage !
Elishéva sursauta à son tour et reprocha à mi-voix à l'adresse de l'Américain :
— Daragoï ! tu crois que c'est bien le moment ?
— Le moment ? Mais pour quoi faire, honey ?
— Pour me chatouiller !
Régine pivota vivement sur elle-même et lança sa main, agrippa... le vide ou du moins une chose matérielle invisible qu'elle serra de toutes ses forces en criant :
— Gilles ! Aide-moi ! Je...
Son compagnon avait bondi dès l'amorce de son geste et saisi, tout comme elle, « quelque chose » qui tirait en tous sens, cherchait à se dégager en poussant des couinement, des pépiements plaintifs !
Puis la « chose » perdit son invisibilité en même temps qu'autour d'eux se matérialisaient une dizaine de petits êtres humanoïdes à la peau grise, aux yeux curieusement ronds, globuleux, la chevelure rousse en partie recouverte d'un couvre-tête, vert comme leurs jaquettes ! Tous portaient d'étroits pantalons noir. Le plus grand d'entre eux ne devait pas dépasser un mètre trente !
— Me lâchez-moi ! Me lâchez-moi ! geignait en français approximatif celui que Gilles et Régine avaient agrippé.
Interloqués, ils le libérèrent pour le voir détaler et rejoindre ses congénères regroupés un peu à l'écart.
Le journaliste questionna le Vahoun :
— Qu'est-ce qui c'est, ces... énergumènes nains ? Une espèce appartenant à votre confédération ?
Le Cassiopéen laissa s'écouler une bonne minute avant de répondre :
— Non. Catégoriquement non. J'ai seulement pu sonder, brièvement, le psychisme de celui que toi et Régine aviez... attrapé ! Les autres sont « fermés », je veux dire qu'ils ont dressé une barrière mentale faisant obstacle à mes tentatives d'introspection. Je ne...
Il se tut, observa un court moment de silence puis débloqua la coque plastique dissimulant jusque-là ses traits.
— Ils viennent d'abaisser leur écran mental et souhaitent voir à... quoi nous ressemblons !
Ses amis l'imitèrent et Gilles murmura, songeur :
— Je suppose qu'à l'instar de notre « prisonnier » très temporaire, ils comprennent au moins le français ?
Le plus grand des « nains » fit un pas, puis deux, en prononçant d'une voix aiguë, hésitante :
— Nous... parlons un... peu... aussi anglais, russe mais mieux parler plus tard bientôt... heure moins de... vous.
Gilles fronça les sourcils :
— Vous voulez dire que... vous assimilez présentement, par télépathie, notre langue et qu'en moins d'une heure vous pourrez la parler correctement ?
— Oui. Russe et anglais et rg'aloon...
— Le... rg'aloon ? Mais quelle est cette langue ? s'étonna le journaliste.
— La mienne, Frère Novak, indiqua le Cassiopéen, déconcerté. Ces êtres ont manifestement des pouvoirs Psi analogues, sinon supérieurs, à ceux de mon espèce. Ils viennent de le prouver en faisant voltiger, par effet PK, ces cadavres liés sur leur chaise ! Mais dans quel but ce...
Il parut « écouter » un instant et commenta :
— C'était une démonstration ! Un prélude à une prise de contact ! A présent, ils me permettent de lire en eux... C'est curieux ; en première analyse, leurs structures mentales diffèrent des nôtres... Ils ont un esprit logique... et pointilleux, rigoureux... Ce sont des... Shahins, originaires de la planète Shahania. Ce monde fait partie d'un système solaire dont je ne comprends pas la localisation cosmogonique... Le nom de ce Shahin est Tarlaok...
Ce dernier prononça, laborieusement :
— Système étoile N'garka... que vous dire... situez plus huit cents années lumineuses...
— Un soleil situé à plus de huit cents années-lumière ? répéta le Vahoun, perplexe, qui essayait de se remémorer ses connaissances cosmogoniques en tentant de retransposer cette indication à partir d'un modèle spatial observable depuis la Terre. Pourriez-vous... Pourrais-tu, Tarlaok, être plus précis dans la distance ou m'indiquer de quel nom les Terriens ont baptisé la constellation où se trouve ce soleil ? Si tu le sais ?
— Vous-tu vouloir examiner-voir livres-plans à nous dans... (Bref silence et il reprit, d'un ton plus assuré :) Venez toi... Viens, toi et tes frères-amis examiner nos... cartes cosmiques... cosmographiques dans le nôtre Gorawank... A bord de notre nef nom c'est Gorawank... dont le nom est Gorawank.
— Votre nef ? s'informa Gilles. Où avez-vous atterri ?
Le Shahin ne jugea pas nécessaire de répondre : sur son ordre mental, l'un de ses « hommes » resté à bord supprima le champ d'invisibilité. Sur la pente enneigée, à droite du chalet, apparut une toupie étincelante, haute d'une cinquantaine de mètres pour un diamètre de base sensiblement supérieur ! L'engin demeurait en sustentation à cinq mètres du sol ; sous sa face ventrale s'étirait une passerelle lumineuse translucide.
Du geste, le Shahin les invita à le suivre et l'on assista alors à une scène cocasse : ses congénères, se bousculant les uns les autres, galopèrent en pépiant sur le plan incliné, donnant l'impression de faire la course, chacun s'efforçant d'arriver le premier à l'écoutille ovale, dans l'axe de la nef !
Tarlaok lança une brève tirade faite de pépiements rapides sur un ton haut perché et ses « hommes » se calmèrent, achevant la montée en bon ordre !
— Jeunes... recrues-élèves toujours pas bien très disciplinés...
Cela dit avec un sourire indulgent.
— Votre nef est une unité militaire et ce sont des... aspirants, sans doute ? hasarda le directeur de la revue L.E.M.
Court silence, puis :
— Aspirants... convenir, frère-ami No... vak. Militaires-élèves... Etudiants voyage exploration secteur inconnu loin fédération cosmique Shahin.
— Bon. Ce sont des élèves officiers...
— Etudiants exobiologie. Officiers plus tard...
— O.K. Des étudiants en exobiologie, élèves d'une école militaire et vous effectuez un voyage d'étude dans ce secteur galactique.
— Toi... Vous plus ami-frère ?
Gilles cilla :
— Pourquoi ? il n'y a pas de raison que nous ne soyons pas amis...
— Vous-toi appelle frères tes amis et tu, pas vous.
Le journaliste rit de cette méprise :
— L'emploi du « vous » n'est pas obligatoirement une manière de mécontentement, de fâcherie, Tarlaok. Tu saisiras les nuances de notre langue quand tu l'auras mieux assimilée. Nous sommes des Terriens affiliés à un Ordre... Une association, si tu veux, où nous nous considérons comme frères. Elle comprend aussi des espèces humanoïdes qui sont des Cassiopéens, comme Shorung-N'Taal, des Centauriens et d'autres, venus de nombreux systèmes stellaires et chacun d'entre eux est pour nous un frère.
— Macho ! glissa perfidement Régine.
Le Shahin la regarda puis revint au journaliste :
— Ton... frère Régine pas content, Gilles Macho...
Ce dernier éclata de rire :
— Macho est un terme de mépris à l'endroit de ceux qui, injustement, font une discrimination sexuelle. Tout cela est un peu compliqué et nous te l'expliquerons plus tard. Quant à Régine, elle n'est pas mon frère mais ma compagne, ma femme si tu préfères, mais elle est aussi ma sœur en cet Ordre Cosmique.
Le Shahin, visiblement, faisait des efforts pour saisir ces subtilités et il exhala un soupir aigu :
— C'est pas ton frère, c'est ta sœur-femme ?
— Oui... Non... Ecoute, s'énerva-t-il, je pense que nous pourrions monter à bord de ton vaisseau, non ?
— Tu veux plus ?
— Mais... si, bien sûr ! Nous voulons tous accepter ton invita...
— Mais tu dis : non !
— Euh... Oui, excuse-moi. C'est là aussi une formule, une façon de parler.
— Si tu préfères ?
— Oui... Pourquoi dis-tu « si tu préfères » ?
— C'est toi, frère-ami qui dis... qui as dit plusieurs fois ces mots. Moi, je préfère que tu préfères...
Gilles ferma les yeux, prit une profonde inspiration en crispant nerveusement les poings et Régine lui prit le bras, l'entraîna sur la passerelle en baissant la voix :
— Calme-toi, chéri ! J'ai cru un moment que tu allais lui flanquer une baffe !
— Deux ! Deux baffes, dont une de ma part, pouffa Alain Le Kern. Je reconnais que ces quiproquos ont de quoi vous faire sortir de vos gonds !
— C'est quoi, les gonds ?
Daniel Huguet, avec son franc-parler, jeta un peu inconsidérément :
— Les gonds, sont des machins qui permettent à une porte de s'ouvrir !
— Et pour la fermer ?
— C'est pareil.
— Alors, c'est... une poignée ?
Le Méridional présentait un visage proche de la congestion et sa réponse fut une explosion :
— Tu nous gonfles, t'as compris ?
— Pas vrai ! Pas vrai ! clamait le Shahin avec une sorte d'indignation. Vous êtes pas plus gros ! Moi gonfler personne !
L'artiste peintre toulousaine faillit s'étouffer de rire. D'autorité, elle prit le bras de l'hypnotiseur, celui d'Alain Le Kern et les entraîna à la suite de leurs amis qui les avaient précédés.
Gérard Ehret, d'un tempérament plus placide, plus philosophe, tapota amicalement l'épaule du petit personnage en affichant son bon sourire :
— Il faut les excuser, Tarlaok. Nous avons eu une rude journée et nous sommes, tous, plus ou moins énervés et sur les genoux.
Le Shahin abaissa son regard au niveau des genoux du guérisseur et protesta :
— Pas vrai, frère-ami. Toi et eux pas sur les genoux ! Sur les pieds ! Vous mentez toujours !
— Mais... mais non, c'est que nos langues diffèrent et que nous employons des mots qui te dépassent...
— Ami-frère Ehret, c'est... Ce n'est pas bien de remarquer... de me faire remarquer que ma taille est petite ! Ça me dépasse parce que tu... tu es trop grand ! Voi... là !
Gérard soupira avec patience :
— Encore une méprise, mon pauvre ami...
Le Shahin s'agita, trépigna dans la neige :
— Pas pauvre ! Plus riche que toi ! Nef... La nef est propriété de moi ! Moi, directeur école militaire ! Famille moi industrie grosse de Shahania !
— Tant mieux, ami Tarlaok, sourit-il.
Et de songer que cela lui faisait une belle jambe.
Le Shahin abaissa de nouveau son regard, compara les jambes du guérisseur alsacien et riposta :
— Mensonge ! Toutes les deux pareilles. Pas une plus belle !
Désarçonné, Gérard ne put davantage conserver son calme et explosa à son tour :
— Daniel a raison ! tu nous gonfles vraiment !...
Puis, la raison reprenant le dessus, il partit d'un grand éclat de rire et suivit le Shahin qui, vexé, trottinait d'un pas rapide sur la passerelle au sommet de laquelle, riant eux aussi, les membres du Commando Alpha attendaient la fin de leur discussion orageuse !
Tarlaok, visiblement mécontent, les bouscula sans vergogne pour se frayer un passage à travers leur groupe. D'un geste un peu sec, il les invita à le suivre le long d'une coursive ou régnait une lumière lilas.
— Un premier contact qui manquait plutôt de chaleur, constata Monique Augeix à mi-voix.
Le Shahin tourna la tête, toute trace de mécontentement effacée :
— Logique, dans la neige. A bord Gorawank, température meilleure.
— Il faudra nous habituer aux structures mentales particulières de nos hôtes shahins, conseilla Gilles. Ainsi que l'a très bien perçu notre Frère Shorung-N'Taal, ce sont des esprits rigoureux et logiques qui s'attachent au sens littéral de nos expressions, de notre langage. Nous devrions veiller à ce que nous dirons, pour éviter les quiproquos. Notre sens de l'humour n'est pas nécessairement le même que le leur, s'ils en ont un.
Parvenu sur le seuil d'une écoutille, le Shahin considéra tour à tour ses visiteurs et hocha sentencieusement la tête :
— Frère-ami Novak raison. Votre cerveau et le nôtre pas pareils mais humour oui, nous avons aussi mais pas pareil aussi.
— Ça fait plaisir à entendre, sourit Alain Le Kern.
— Tu peux le dire ! soupira Daniel Huguet. Tout à l'heure, il commençait à m'énerver et j'étais sur le point de lui conseiller d'aller se faire aimer chez les Grecs !
Tarlaok sonda le psychisme de l'hypnotiseur et, découvrant l'image évoquée, il suffoqua :
— Nous pas comme ça ! Très laid... laide, cette coutume ! Nous... pas aller chez vos Grecs ou alors... ferons très attention !
Gilles Novak essaya d'adoucir ce nouvel incident linguistique :
— Encore une méprise, Tarlaok ! Les Grecs sont des Terriens tout à fait normaux et si vous deviez un jour étudier leur pays, riche d'un prestigieux passé, soyez certains que ces gens n'attenteront pas à votre vertu ! Cette boutade un peu leste a probablement cours dans tous les pays.
— Ah ! fit pensivement le petit être. Alors, les Grecs disent peut-être « Allez vous faire aimer chez les Français ? »
— Bravo ! s'exclama le géomancien. C'est ça, mon cher Tarlaok, le sens de l'humour !
Le Shahin analysa le cheminement mental de ses interlocuteurs à sa remarque logique, dénuée de tout sens de l'humour, mais il finit par comprendre : les Terriens usaient parfois de formules littéralement neutres mais qui, au second degré, recelaient une connotation amusante, du moins pour eux. Ainsi, sans le savoir, sa remarque logique recouvrait une signification spirituelle. Cela n'était, pour lui, pas évident du tout !
Ils pénétrèrent dans ce qui devait être le poste de pilotage du vaisseau : une salle relativement basse de plafond avec un grand écran montrant le chalet et ses abords. Sous l'écran, une longue console avec des claviers aux touches lumineuses multicolores.
Huit sièges s'y alignaient, à l'échelle des Shahins, beaucoup trop étroits pour qu'un humain pût y prendre place.
Le directeur de l'école militaire en voyage d'étude effleura de ses doigts les touches d'un clavier et sur l'écran, lentement, défilèrent des cartes célestes. L'une demeura fixe et le petit humanoïde pianota derechef sur son clavier. Les étoiles s'animèrent avec lenteur, se redistribuèrent selon une nouvelle configuration et le Vahoun s'exclama, lorsque la carte modifiée se stabilisa :
— Tarlaok vient de « corriger » la carte cosmogonique de son aire galactique afin de nous montrer comment vous, les Terriens, apercevez ce secteur stellaire depuis votre planète. Je ne crois pas me tromper en identifiant leur soleil — ici cerclé d'un anneau rouge — à l'étoile Omicron Ceti, de la constellation Mira Ceti, ou constellation de la Baleine, selon votre terminologie tirée du latin. Sa distance est à huit cent vingt années-lumière. C'est une étoile variable à longue période puisque sa luminosité varie de 2,0 à 10,1 en trois cent trente et une de vos journées.
Par groupe de six ou huit, des Shahins, portant uniformément jaquette verte et fuseaux noir, pénétraient dans le poste de pilotage, venaient dévisager les « étrangers » puis repartaient, aussitôt remplacés par d'autres. Le chef de cette classe d'aspirants déclara :
— J'espère vous excuserez ces... élèves venir curiosité... voir vous.
— C'est tout naturel, Tarlaok, répondit Gilles. Vous effectuez donc un voyage d'études exobiologiques avec vos élèves officiers et c'est... par hasard que vous avez posé votre nef près de ce chalet ?
— Non, ami-frère Novak. Nous survolons Terre depuis plusieurs jours. Nous avons pu observer, filmer, beaucoup appareils volants. Mais très surpris, quand faire jour encore, repérer... un appareil pas visible... Nous capables... sommes capables de déceler un mobile rendu invisible. Vos avions, pas possible invisibilité. Nous l'avons suivi jusqu'à... près de cette maison... ce chalet. A bord nef invisible, trois Terriens et deux humanoïdes pareils mais étrangers à votre planète.
— Il s'agissait de deux représentants de l'Empire de Kannlor — nos ennemis — en compagnie de trois Terriens traîtres à leurs compatriotes planétaires, indiqua Shorung-N'Taal.
— Alors, pas tous amis, sur planète Terre ?
— Non, répondit Gilles. Ce qui caractérise notre planète est la désunion, la haine qu'entretiennent certains à l'égard d'autres peuples, encore que cette définition ne soit pas très exacte. Sans le fanatisme religieux ou hégémonique — la soif de domination, l'intolérance criminelle — de tel ou tel pays, les peuples entre eux devraient pouvoir s'entendre, comprendre qu'ils peuvent non seulement coexister mais aussi s'unir pour bâtir un avenir meilleur au profit de tous.
— Pourquoi pas leur expliquer ? fit avec ingénuité le Shahin.
— Tu as essayé d'expliquer à un chien enragé qu'il ne faut pas se jeter sur les moutons ? Ou mordre les passants ?
L'extraterrestre s'efforça d'analyser les images mentales évoquées dans l'esprit de l'hypnotiseur avant de manifester sa compréhension par cette remarque :
— C'est à la même conclusion que nous avons abouti, ami Tarlaok, fit le journaliste. Tel est aussi le programme des Chevaliers de Lumière : éliminer les « chiens enragés » afin que le monde, un jour, puisse vivre heureux et libre.
Le Shahin porta vivement son attention sur le tableau de bord où l'un des voyants lumineux clignotait tandis qu'une vibration se faisait entendre. Il enfonça une touche et sur le grand écran, un court panoramique déplaça l'image du chalet, remplacée par celle du vaisseau kannlorien. Celui-ci s'auréola d'une brève lueur bleuâtre et s'effaça du paysage.
— Pourquoi partir nef ennemi à nous ?
Le Cassiopéen le renseigna :
— La nef a été prise en charge par nos amis Centauriens et téléportée à bord de leur vaisseau.
Le petit être se mit à trépigner de cette façon cocasse marquant chez lui le mécontentement :
— Pas amical ! Pas amical ! Nous voulions voir l'intérieur, pour étude !
Gilles Novak lança un furtif coup d'oeil au Vahoun avant de répondre :
— Cela n'a rien d'inamical à ton endroit, Tarlaok. Tu aurais dû nous signaler que tu avais placé l'appareil kannlorien sous surveillance... électronique.
Le Shahin parut un instant embarrassé ou étonné :
— Comment pouvoir... Comment as-tu compris ce... cette surveillance ?
— Ce signal lumineux, suivi d'une vibration sonore qui accompagna l'apparition du vaisseau sur ton écran, prouvait que vous le gardiez sous contrôle. Le camp de télé transport a interrompu cette surveillance électronique et un relai t'en a prévenu.
Il hocha la tête, dans une attitude de compréhension tout à fait « humaine » :
— Vrai, j'aurais dû te-vous prévenir. Si prochaine fois, vous laisserez nous visiter nef pour étude ?
Par ses implications inattendues, la question surprit Gilles Novak qui parut réfléchir, sans trahir le message télépathique ultra-bref que le Vahoun venait de lui transmettre : « Accepte ». Il y avait pourtant de quoi être désorienté par cette transmission inhabituelle, bizarrement feutrée, presque à la limite de la perception alors que, d'ordinaire, les messages mentaux de Shorung-N'Taal étaient clairs et nets.
— Je ne vois pas pourquoi nous refuserions de vous laisser visiter une prise de guerre, puisque nous sommes amis. Mais pour cela, il faudrait, d'une part, que nous puissions capturer un autre appareil ennemi, d'autre part, que nous sachions, par exemple, sur quelle longueur d'ondes émettre un message à votre intention ; dans l'éventualité où vos moyens de communications seraient compatibles avec les nôtres.
— Compatibles ils sont. Nous...
Le directeur de l'école militaire parut chercher ses mots, avec une certaine gêne :
— Vais vous confier... convertisseur de fréquences ; vous pourrez communiquer facile avec notre nef. Lukenndoa l'apporte...
L'écoutille du poste de pilotage coulissa, livrant passage à un Shahin vêtu de la même jaquette verte et du même pantalon noir fort étroit. Un être curieux avec ses yeux moins ronds que ceux de ses congénères, moins globuleux, mais cernés d'une coloration dégradée allant du rouge vif au rose pâle qui tranchait sur sa peau gris souris. L'absence de couvre-tête permettait de constater que sa chevelure rousse se parait de reflets irisés.
Parmi les groupes qui avaient défilé dans le poste de pilotage, afin d'examiner sans vergogne les « étrangers », ceux-ci s'étaient interrogés sur ceux des Shahins présentant ces caractéristiques particulières. S'agissait-il de métis ou plus simplement de femmes ? La différenciation sexuelle, chez ces êtres, n'était pas évidente pour les Terriens.
Tarlaok répondit à cette interrogation informulée :
— Le professeur Lukenndoa qui elle enseigne exobiologie école d'aspirants moi directeur.
La jeune femme tenait dans ses petites mains un boîtier métallique bleu, doté de boutons gradués, d'un poussoir latéral et de trois fenêtres triangulaires inversées. Elle hésita une seconde et apporta l'instrument à Jean Juvé qui le reçut avec perplexité :
— Merci. Mais... qu'est-ce que je vais faire de ce machin ?
— Frère-ami Juvé pourtant familier avec communications radio...
Les sondages télépathiques du Shahin demeuraient lacunaires, mais ils lui avaient cependant permis d'obtenir, à quelques détails près, le profil de chacun de ses hôtes. En liant Jean Juvé au domaine des communications, il ne se trompait pas, mais n'avait pas fait la différence entre une station de radio locale et le central des transmissions du C.D.L. 9 !
Le chef du Commando Alpha débarrassa son ami de convertisseur de fréquences et précisa :
— Jean Juvé n'est pas l'officier des transmissions de notre vaisseau, bien qu'il soit tout à fait compétent en la matière. Je vais confier cet instrument à notre ami Shorung-N'Taal qui, mieux que moi, assimilera son mode d'utilisation. Veux-tu le lui expliquer ?
Laissant Tarlaok s'entretenir avec le Vahoun, Gilles questionna le professeur d'exobiologie :
— Les Shahins utilisent-ils un prénom, comme c'est l'usage chez diverses espèces pensantes ?
— Oui... Le mien est Lyr-Houk, le Houk signifie « fille aînée » ; nous sommes cinq enfants, dans ma famille qui vit sur Shahania, notre planète. Mon père est le gouverneur de Koorna, la capitale continentale. Le nom de ce continent, le plus vaste de notre globe, est Worannga.
— Tu parles remarquablement notre langue, Lyr-Houk, la complimenta le journaliste. Tes facultés d'assimilation télépathique sont sans doute plus développées que celles de tes compatriotes...
Il remarqua l'expression préoccupée de Gérard Ehret ;
— Qu'y a-t-il, Gérard ?
— Cette jeune femme souffre, au niveau du plexus.
Lyr-Houk le considéra avec une sorte de stupeur :
— Tu es... guérisseur ? Oui... Je le vois en toi, ami Ehret. Oui, tu peux appliquer ta main...
Sans s'étonner de ses perceptions extrasensorielles, il posa sa main gauche à plat au creux de l'épigastre de la Shahin et se concentra tandis qu'elle fermait les yeux, abolissait toute concentration musculaire, se plaçait dans un état de réceptivité maximale. Peu à peu, elle éprouva un soulagement, puis la douleur s'estompa, ne subsista que de façon larvée et elle rouvrit les yeux, adressa au guérisseur alsacien un large sourire :
— Je te suis reconnaissante, Gérard.
Il lui rendit son sourire et répondit avec franchise :
— Tu es soulagée, mais pas guérie. Tu peux cependant guérir de façon certaine ; il ne s'agit pas de ce que nous appelons un ulcère mais plutôt d'une perturbation psycho-énergétique. C'est une somatisation résultant d'un... conflit psychologique.
Elle inclina lentement la tête pour confirmer l'exactitude de ce diagnostic et projeta en lui cette réponse télépathique :
— Tu as parfaitement vu juste, ami Gérard. Nous nous reverrons sûrement et j'espère alors pouvoir m'entretenir de... certaines choses avec toi.
Et sur un mode enjoué — qui coïncidait avec le retour de son directeur ! —, elle déclara ;
— Merci, ami, je me sens beaucoup mieux.
Son compatriote regarda alternativement Lyr-Houk et le guérisseur avant de sourire à ce dernier :
— A mon tour de t'exprimer gratitude, Lukenndoa pas malade trop mais douleur gêne sa vie... Ami-frère Novak, enchaîna-t-il sans transition, le convertisseur de fréquences permettra à nous... toi et nous de communiquer. Nous rencontre... Nous nous rencontrerons de nouveau, quand vouloir... Quand vous le voudrez.
— Resterez-vous longtemps sur notre planète ?
— Pas longtemps mais... suffisant pour nouvelle rencontre.
Shorung-N'Taal intervint, avec une mince réjouie :
— Pour marquer une nouvelle amitié, nous avons coutume d'échanger des cadeaux. Veux-tu accepter le nôtre, Tarlaok ?
— Oui, je veux.
Le Vahoun et Monique Augeix partirent ensemble pour revenir quelques minutes plus tard. L'artiste toulousaine rapportait du C.D.L. 9 l'un de ses tableaux : un paysage printanier avec, dans un boqueteau, un hibou et le profil d'une jeune femme dont la transparence permettait de voir, en arrière-plan, les arbustes et les fleurs. Elle offrit son œuvre (admirable) au Shahin qui l'examina, la retourna et la plaça sur la tranche :
— Comme ça, c'est mieux.
— Mais... ce n'est pas dans ce sens qu'il faut la regarder ! objecta la jeune femme blonde.
— Moi, c'est comme ça. Très primitif, procédé pour reproduire. Nous avons caméra et appareil photo. Beaucoup mieux.
Artiste peintre de talent, professeur de dessin à Toulouse, couronnée de plusieurs prix internationaux, Monique Augeix suffoquait d'indignation !
— Beau cadre, beau métal, apprécia le petit humanoïde en promenant ses doigts sur l'épais cadre en alu anodisé.
— Et il préfère le cadre ! geignit-elle, profondément humiliée. Mais dis-moi, Tarlaok, il n'y a pas d'artistes, sur Shahania ?
— Si, plusieurs nombreux, mais pour sculpture.
Trois dimensions c'est mieux que deux. Pour deux, photo préférable.
Monique Augeix pinça les lèvres, vexée :
— Si on se revoit un jour, je t'offrirai une belle sculpture !
Elle songeait à son petit-neveu qui prenait un malin plaisir à taper sur ses jouets à coups de marteau et elle ne doutait pas qu'une locomotive, une voiture ou un camion concassé, aplati, puisse ravir cet amateur d'art assez spécial!...